Gouverner par la peur : démocratie sous tension

Depuis quelques années, les discours anxiogènes se sont installés au cœur du pouvoir. De crise en crise, l’exception sécuritaire est devenue la norme, au détriment des libertés.

Maxime Sirvins  • 25 juillet 2025 abonné·es
Gouverner par la peur : démocratie sous tension
Des agents de la BRI armés de LBD sur les Champs-Elysées le 8 décembre 2018 lors de l'Acte IV des gilets jaunes, à Paris.
© Maxime Sirvins

« Depuis 2015, on observe une instrumentalisation croissante de la menace sécuritaire. La peur légitime qu’ont ressentie les Français après les attentats permet toujours la même mécanique : des mesures d’exception temporaires qui deviennent permanentes », note Nathalie Godard, directrice de l’action chez Amnesty International France.

L’instauration de l’état d’urgence dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, en réaction aux attentats de Paris, a ouvert une brèche durable dans le système juridique français. Prolongé à six reprises, ce régime d’exception a été pérennisé avec la loi sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme (Silt) du 30 octobre 2017. Cette dernière a entériné dans le droit commun des mesures autrefois réservées à l’exceptionnel : perquisitions administratives sans juge, assignations à résidence ou fermetures de lieux de culte.

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Selon Nathalie Tehio, présidente de la Ligue des droits de l’Homme, « on habitue les personnes à ce qu’il y ait des restrictions de liberté et que la séparation des pouvoirs ne soit pas respectée. Tous les marqueurs d’une démocratie deviennent secondaires ». Ce glissement prolongé, ajoute-t-elle, dénature l’état d’urgence : « On a dit : “Très bien, on peut comprendre, il faut aller vite. Mais pas au-delà de 15 jours.” »

En août 2020, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, revendique plus de 8 000 personnes fichées S pour « radicalisation à caractère terroriste », avant de rappeler que la menace « demeur[e] extrêmement élevée sur le territoire ». Cette narration anxiogène justifie la reconduction indéfinie de dispositifs d’exception. Neuf mois plus tard, en mai 2021, la loi sécurité globale autorise le déploiement massif de drones dans l’espace public. L’usage étendu de caméras-piétons est adopté. « On l’a encore vu récemment avec la loi sur les Jeux olympiques : on met en place la vidéo­surveillance algorithmique comme expérimentation temporaire, puis on la généralise discrètement dans d’autres lois », illustre Nathalie Godard.

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Accuser sans preuves

Le 24 juillet 2020, Gérald Darmanin déclare qu’il « faut stopper l’ensauvagement d’une partie de la société ». En avril 2025, après le meurtre d’une lycéenne, c’est au tour de Bruno Retailleau de parler d’un « ensauvagement de la société ». En assimilant des actes de délinquance et de violence à une régression sociale, ce mot valide un imaginaire qui oppose « civilisés » et « sauvages ». « Ces peurs sont irrationnelles, elles reposent sur des théories complotistes. On l’a vu avec la théorie du “grand remplacement” : elle est absurde, démontée par les faits, mais continue d’être utilisée comme menace politique », insiste Nathalie Godard.

Ce type de récit nourrit une peur diffuse, généralisée, qui n’a pas besoin de preuves précises pour s’imposer. Il repose sur l’émotion, l’image, le ressenti, rarement sur les chiffres et les faits. La notion d’ensauvagement permet de construire une angoisse collective suffisamment forte pour justifier l’état d’exception comme méthode de gouvernement. Selon Nathalie Tehio, « ces mots sont faits pour stigmatiser, parfois pour criminaliser. Il y a les gentils et les méchants : ceux qui défendent les libertés sont présentés comme ceux qui mettent en danger la sécurité ». La peur de l’autre devient alors une forme de gouvernance.

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 « Il n’y a pas de place pour la peur dans les manifestations », lance Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur en 2019, lors du vote de la loi « anticasseurs ». Pour lui, les « casseurs » représentent « la plus grande menace, au fond, pour le droit de manifester ». Cette loi autorise l’interdiction préventive de manifester à toute personne que l’on soupçonne de pouvoir troubler l’ordre public. Les tribunaux administratifs ont validé 438 arrêtés individuels de ce type entre 2019 et 2024, selon un bilan parlementaire.

Cette disposition, fondée sur le risque présumé, rompt avec les principes fondamentaux du droit pénal : elle punit l’intention supposée plutôt que l’acte commis. « On part du besoin de protection, qui est normal, pour faire admettre n’importe quelle mesure, sans se demander si elle est nécessaire et proportionnée », dénonce Nathalie Tehio. Ce raisonnement sécuritaire, selon elle, mine les fondements mêmes de l’État de droit.

Lorient manifestations antifasciste mars 2025
Charge de CRS lors de la manifestation antifasciste à Lorient, le 2 mars 2025. (Photo : Maxime Sirvins.)

Lors des trois premiers soirs de mobilisation contre la réforme des retraites post 49.3, en mars 2023, 425 personnes sont interpellées, mais seules 52 seront poursuivies. À l’époque, Gérald Darmanin communique fièrement le nombre de personnes interpellées à chaque manifestation. Ces arrestations massives renforcent le discours sécuritaire : il s’agit de dire « nous avons agi », que la menace est présente mais est maîtrisée. Or, dans la majorité des cas, il n’y a ni suite judiciaire ni condamnation, et donc pas de danger réel. Mais le message est passé : manifester = risque d’interpellation.

La démonstration de force prend également la forme de charges brutales, avec un usage intensif des grenades, LBD et matraques, causant blessures graves et mutilations. Lors de la mobilisation de mars 2023, plusieurs ONG ont dénoncé ces violences ciblant journalistes, street‑medics et manifestants.

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Sous prétexte de prévenir l’escalade, l’État exerce une pression violente sur les manifestations, justifiée par la nécessaire préservation de l’ordre public. Mais les images montrent l’inverse. « Ce sont toujours les mêmes groupes qui sont ciblés : militants climat, gilets jaunes, pro-Palestine, musulmans. À chaque fois, on invoque des risques pour l’ordre public », constate Nathalie Godard.

Cette répression légale ne se joue pas que dans la rue. Les luttes écologistes sont particulièrement visées : à Sainte-Soline, dans les rassemblements contre le projet de l’A69, ou anciennement à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes. Le 17 mai 2023, Gérald Darmanin qualifie certains actes d’«écoterrorisme ».

Ce mot, puissant et évocateur, est repris par plusieurs ministres, chroniqueurs et éditorialistes. Il alimente une stratégie discursive : assimiler les ZAD et les mobilisations climatiques à des formes de menace intérieure. « Quand on fait venir l’antiterrorisme contre les défenseurs de l’environnement, on passe à une criminalisation politique. C’est un autre niveau », souligne la présidente de la LDH.

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Une sécurité d’exclusion

Adoptée le 26 janvier 2024, la loi asile et immigration ranime, encore une fois, la peur de l’autre. Dans l’Hémicycle, le gouvernement évoque un « déferlement » migratoire que les services publics ne seraient plus capables d’absorber. Pourtant, les données de l’Office français de l’immigration contredisent ce tableau : 145 000 premières demandes d’asile ont été enregistrées en 2023, un chiffre relativement stable depuis 2019. Il n’y a ni explosion ni saturation. Peu importe : l’émotion suscitée par certains faits divers oriente le débat.

Le migrant n’est plus seulement celui qui arrive, il devient celui qui dérange, celui qui coûte, celui qui menace. On passe d’une logique humanitaire à une logique sécuritaire, marquée par une volonté de hiérarchiser les étrangers selon leur utilité économique ou leur dangerosité supposée. « De quelle sécurité parle-t-on ? Certainement pas de la sécurité pour tous, ni de la Sécurité sociale. C’est une sécurité d’exclusion », insiste Nathalie Tehio.

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