LGBT : quand le « nous » bouscule le jeu

La fierté LGBT s’est imposée comme un acte politique puissant. De la lutte contre le sida à celle contre l’internationale réactionnaire, elle ne cesse de se réinventer pour faire face aux discriminations.

Juliette Heinzlef  • 25 juillet 2025 abonné·es
LGBT : quand le « nous » bouscule le jeu
Des militants d’Act Up lors de la Gay Pride, le 18 juin 1994, à Paris.
© Pierre VERDY / AFP

Stonewall Inn, 28 juin 1969. Alors que la vie nocturne bat son plein dans ce bar gay de New York, un raid policier interrompt les festivités. À cette époque, « l’atteinte à la pudeur » interdit à deux personnes de même sexe de danser ensemble. Mais, ce soir-là, l’interpellation habituelle prend une autre tournure : pour la première fois, les clients se rebellent contre les matraques, à coups de briques ou de bouteilles. C’est le début d’une longue série d’émeutes de la communauté LGBT contre les policiers.

Dès les années 1970, des mouvements similaires émergent à San Francisco, Londres ou Berlin, annonçant une internationalisation des luttes LGBT. Et, avec elle, la naissance d’une nouvelle fierté homosexuelle, dont la Gay Pride va devenir le symbole. « Il y a un renversement par rapport à la logique des mouvements homophiles des années 1950-1960, comme en France avec Arcadie [groupe militant homosexuel français créé en 1954 et dissous en 1982, N.D.L.R.], où on était dans une forme de discrétion. Avec l’arrivée de la Gay Pride, il s’agit de parler haut et fort », souligne Éric Fassin, sociologue spécialiste des études de genre.

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Cette expression de soi passe par une évolution du « coming out » à travers la libération sexuelle des années 1970. Alors qu’il symbolisait jusque-là l’entrée dans la communauté homosexuelle, celui-ci commence à se construire relativement au public hétérosexuel. Pour Éric Fassin, « le terme devient une revendication de soi, au risque de se transformer en injonction à la transparence ». Cette fierté identitaire est au cœur de la Gay Pride : « C’est un renversement de la honte. La fierté est donc seconde, car elle réagit contre », explique le chercheur.

Nous avons réussi à retourner une mauvaise identité vis-à-vis de la séropositivité en quelque chose d’assez glorieux.

D. Lestrade

Philippe Mangeot, président d’Act Up-Paris de 1997 à 1999, interprète le motif de la fierté comme « une célébration joyeuse, qui s’exprime dans un carnaval et marque le passage du collectif à l’individu. C’est précisément parce qu’il y a un “nous” qu’il y a possibilité de dire “je”. » Mais, dans les années 1980, cette fierté collective nouvellement éprouvée est ébranlée par l’épidémie du sida.

Esthétique du choc

Qualifié de « cancer gay » par les médias ou de « maladie des 4H » – pour héroïnomanes, homosexuels, hémophiles et Haïtiens –, le sida porte son lot de préjugés homophobes : c’est la « maladie de la honte ». L’association Act Up, créée en 1989, se donne alors pour objectif de briser le tabou autour de la maladie. Ses actions rassemblent des séropositifs, des homosexuel·les, mais aussi des médecins, des artistes, des activistes ou des féministes, toutes et tous unis contre le silence meurtrier.

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« Act Up a récupéré la dimension politique de la fierté exprimée par la communauté homosexuelle, dont un grand nombre de personnes séropositives faisaient partie. Tout procède de ce geste d’arrachement à la honte d’être séropo », considère Philippe Mangeot. Une vision que soutient Didier Lestrade, cofondateur de l’association : « Nous avons réussi à retourner une mauvaise identité vis-à-vis de la séropositivité en quelque chose d’assez glorieux, via les discussions, la visibilité et le militantisme. L’insulte devenait quelque chose de revendiqué. » Et ce, malgré les décès : environ 900 personnes meurent du sida en France en 1987. En 1994, ils sont 4 860.

Je n’ai pas appris à accepter mon homosexualité, j’ai appris à refuser l’homophobie.

N. Aragona

« Nous voulions rendre les actions d’Act Up joyeuses, même si on était en colère. C’est une sorte d’épopée émaillée de réussites, notamment celle du déblocage de la recherche sur le VIH », poursuit Didier Lestrade. Ces ­victoires découlent des actions coup de poing qui passent par une esthétique du choc, à l’instar des die in ou du préservatif géant rose recouvrant l’Obélisque de la Concorde. Une esthétique militante qui conjugue provocation visuelle et impact médiatique, détournant les codes publicitaires pour en faire des armes de sensibilisation.

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Si le traitement contre le sida existe aujourd’hui, les stigmates autour de la maladie restent d’actualité. Nicolas Aragona, alias Supersero sur Instagram, un compte qui tente de lutter contre la sérophobie, constate : « Avant, on me demandait comment j’acceptais mon homosexualité. Mais je n’ai pas appris à l’accepter, j’ai appris à refuser l’homophobie. C’est pareil avec le VIH. Le véritable travail a été de refuser la discrimination. » Et de conclure : « Je ne suis pas fier d’avoir le VIH. Souvent, quand on dit “j’assume”, il y a l’idée d’être responsable de la haine de l’autre. »

Combat intersectionnel

Dans cette lutte pour la fierté, la présence lesbienne est aussi fondamentale, comme l’indique Sylvia Casalino, coprésidente de la Conférence européenne des lesbiennes et directrice exécutive de EL*C, la EuroCentralAsian Lesbian* Community : « Les identités lesbiennes politiques sont contestataires dans leur fondement. Beaucoup de femmes, par exemple, ont œuvré à l’action d’Act Up alors qu’elles n’étaient pas touchées par le sida. »

Malgré cette solidarité, les lesbiennes restent invisibilisées. En 2023, Marie Docher, photographe et autrice, a publié Et l’amour aussi, un travail de commande du ministère de la Culture qui dresse les portraits intimes de cinquante d’entre elles. « Des jeunes femmes ont lu le livre et m’ont dit qu’elles n’avaient jamais vu de vieilles femmes lesbiennes. Jusque-là, elles ne savaient pas à quoi pouvait ressembler leur avenir. »

Comment être fière, dès lors que les représentations manquent ? En témoigne la lutte pour « le mariage pour tous », qui laisse oublier qu’il s’agit aussi du « mariage pour toutes ». Pour célébrer les dix ans de ce droit, Anne Hidalgo avait reçu dix couples homosexuels. Aucune femme n’avait répondu à l’appel. « Les lesbiennes ne parlent pas, car elles savent que c’est dangereux », pointe Marie Docher.

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Pour Éric Fassin, « un des enjeux du mouvement LGBT est de savoir qui est inclus et exclu, alors que les personnes trans, intersexes, mais aussi racisées, de classe populaire, réclament leur juste place ». En somme, faire de la fierté une lutte intersectionnelle, ce que symbolise l’évolution de l’acronyme, passant de LGBT à LGBTQIA+ pour être plus inclusif. Cette extension de la lutte est d’autant plus nécessaire qu’elle doit faire face à une résurgence des courants idéologiques réactionnaires. Une menace que n’a pas manqué de soulever la Marche des fiertés à travers son affiche de l’édition 2025 : « Contre l’internationale réactionnaire, queers de tous les pays, unissons-nous. »

La fierté est une chance morale et politique d’ouvrir son combat aux autres minorités.

P. Mangeot

À rebours des polémiques liées à une potentielle confusion du message politique, Yanis Khames, cofondateur de la Pride des banlieues, affirme : « Notre approche est d’attaquer les différents sujets de front, en nous questionnant sur l’organisation de notre société. Il m’apparaît central que la pride se positionne contre le fascisme. » Cette position, ­Philippe Mangeot la résume en ces termes : « La fierté est une chance morale et politique d’ouvrir son combat aux autres minorités. La fierté de se considérer comme gay, c’est nécessairement se battre au-delà de l’homosexualité. »

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