Au Blanc-Mesnil, qui veut déraciner les Tilleuls ?
Ce quartier populaire de Seine-Saint-Denis doit être transformé en profondeur. Mais, face à une municipalité qui prône un « rééquilibrage » de sa sociologie, les 10 000 habitants se sentent dépossédés de ce projet de rénovation urbaine qui fait tout pour les faire partir.
dans l’hebdo N° 1870 Acheter ce numéro

Par une température caniculaire, des enfants jouent autour d’une bouche d’eau ouverte pendant que les parents installent des stands dans l’allée centrale Viollet-le-Duc. Comme chaque année, en ce 21 juin, le quartier des Tilleuls, au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), se prépare pour la Fête de la musique. Mais quelque chose cloche dans le décor : par-dessus l’épaule des habitants, on aperçoit les rideaux de fer baissés.
Ce qui était un centre commercial situé sur une dalle et entouré de trois allées piétonnes, destiné aux 10 000 habitants du quartier, se résume aujourd’hui à l’enseigne lumineuse d’une pharmacie et au café associatif le Tilia. Si bien que ce dernier, chargé des festivités du jour, n’a pas eu d’autre choix que d’acheminer en camionnette nourriture et charbon pour le barbecue, ainsi que les auvents. « J’ai grandi ici. Avant, c’était un super quartier, on trouvait tout. Il y avait un grec, un tabac, un primeur et même une poissonnerie. C’était vivant », se souvient Shéhérazade, nostalgique.
Les rues ont aujourd’hui des airs de ville fantôme. En cause, un grand projet de renouvellement urbain qui prévoit de métamorphoser les Tilleuls. Ce quartier de grands ensembles collectifs, qui concentre un cinquième des Blanc-Mesnilois, a été construit dans les années 1960 et a besoin d’une rénovation. Mais cet immense chantier, qui durera au moins dix ans, a aussi pour objectif de « rééquilibrer la sociologie » de la commune, selon les mots de Thierry Meignen, maire de 2014 à 2021, devenu sénateur.
Comment ? Par la réhabilitation de 1 850 logements, la démolition de 900 autres et la construction de 3 380 nouvelles habitations, en grande majorité en accession à la propriété. Au total, la part de HLM sera réduite de 50 %. Après deux essais retoqués par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), ce troisième projet a été signé en 2024. Alors que le calendrier de début des travaux a été plusieurs fois repoussé et que des foyers n’ont pas encore de solution de relogement, les commerces de proximité ont dû tirer le rideau en décembre 2024.
La municipalité aurait dû attendre, ou au moins installer des préfabriqués, comme ça se fait ailleurs.
Saïda
« La municipalité aurait dû attendre, ou au moins installer des préfabriqués, comme ça se fait ailleurs », déplore Saïda*. Pour cette mère de trois enfants comme pour ses voisins, le commerce le plus proche est un grand Leclerc, à 25 minutes à pied de chez elle, desservi par un bus dont la fréquence des passages est réduite en journée. « Il y a beaucoup de personnes âgées qui ont du mal à se déplacer dans le quartier. Quand je vais faire mes courses, je vais voir ma voisine pour savoir si elle a besoin de quelque chose. »
« Stratégie de peuplement »
Ville à l’histoire populaire et ouvrière, le Blanc-Mesnil a été, à partir de 1908, un bastion des banlieues rouges. Mais en 2014, lors de la « vague bleue » qui fait basculer plusieurs communes à droite, Thierry Meignen, candidat Les Républicains, est élu avec 50,75 % des voix. Devenu sénateur en 2021, il a nommé à sa place Jean-Philippe Ranquet, mais continue d’occuper une place centrale à la mairie en tant que « président de la majorité municipale ».
Dans les cartons de la mairie de droite, plusieurs grands projets d’urbanisme visent à transformer le Blanc-Mesnil et ses grands ensembles. En plus des Tilleuls, sont prévus 8 000 logements neufs, un centre-ville à 65 millions d’euros et un campus privé trilingue et sélectif qui devrait être porté par un conglomérat chinois et américain. Un ancien acteur de la rénovation urbaine au Blanc-Mesnil, qui préfère rester anonyme, s’est étonné de ces choix, qui semblent relever, selon lui, d’une « stratégie de peuplement ». Il explique avoir suggéré de conserver davantage de logements sociaux pour « fluidifier le parcours résidentiel », mais Thierry Meignen « ne voulait pas en entendre parler ».
L’Anru est très claire dans sa définition de la concertation sur un projet de rénovation : « Inviter les habitants à s’inscrire dans cette démarche de changement suppose de leur proposer un processus réellement participatif. » Pourtant, les habitants des Tilleuls ont le sentiment d’un projet pensé sans eux. En février, alors que la convention avec l’Anru est signée depuis plusieurs mois, l’établissement public territorial (EPT) Paris Terre d’envol a lancé une PPVE : une consultation publique par voie électronique. Pour avertir les riverains, de simples feuilles A4 plastifiées ont été attachées à quelques poteaux du quartier.
C’étaient des réunions informatives, on ne nous a jamais demandé de participer à une concertation.
Latifa
La synthèse de cette consultation a été rendue publique. Seulement trente-cinq questions ont été posées, dont une bonne partie par les mêmes habitants. Lorsque l’un d’entre eux s’interroge sur l’absence de concertation, le maître d’ouvrage répond qu’elle a eu lieu lors de « deux réunions publiques au sein du gymnase Macé Le Mansois, au cœur du quartier des Tilleuls, les 29 avril et 27 mai 2024 ». Comme d’autres, Latifa* se souvient de ces fameuses réunions : « J’étais présente : c’étaient des réunions informatives, on ne nous a jamais demandé de participer à une concertation. »
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Pourtant, en 2020, des associations du quartier ont fait appel à l’association Appuii, qui accompagne des collectifs d’habitants, pour organiser une concertation à l’aide d’ateliers participatifs sur la rénovation. Le fruit de ce travail, un livret de 20 pages, a été adressé en 2021 aux responsables politiques. « Mais personne n’a accusé réception du dossier », se désole Zouina Meddour, alors présidente de l’association Nous femmes d’ici et d’ailleurs, à l’initiative de ces ateliers.
Sonia, 69 ans, discute avec une amie, assise devant une table pliante installée devant le coffre de sa voiture. La retraitée, qui vit seule, explique qu’on lui a proposé comme solution de relogement un appartement au 13e étage d’une tour. « Comment je fais lorsque l’ascenseur est en panne ? », se désespère-t-elle.
Face au flou qui entoure leur avenir, les habitants semblent désabusés. Fin 2024, une association d’amicale des locataires a tout de même été créée pour tenter de faire valoir leurs droits. « Nous, on va être relogés, mais on n’a pas eu d’info pendant très longtemps. On sait juste que notre bâtiment est censé être détruit en 2028 », retrace Côme, secrétaire de l’Amicale des locataires de Vilogia, l’un des deux grands bailleurs de la rénovation. « On a commencé à faire des réunions, on ressent de la colère et l’envie de s’organiser dans le groupe, un sentiment d’urgence. Mais c’est difficile d’avoir une vraie voix. Ils [la mairie] ont vraiment réussi à nous museler », déplore-t-il.
Aux Tilleuls, règne le sentiment que la municipalité a « laissé pourrir le quartier », raconte Samy*, pour rendre le projet acceptable. Ces dernières années, c’est tout le tissu public et associatif qui s’est délité sur fond de coupes dans les subventions, de climat de tension et de peur. L’illustration la plus visible est une série d’incendies a priori criminels à répétition.
Le centre social La Maison des Tilleuls, le local de l’association d’aide alimentaire Speranza et le café associatif le Tilia, trois lieux emblématiques du quartier, ont été touchés en l’espace d’un an. Les deux premiers n’ont jamais rouvert. En novembre 2022, après un énième feu dans La Maison des Tilleuls, Thierry Meignen avait décidé que le centre social ne rouvrirait que lorsque « les racailles aur[aien]t dégagé ». Deux ans et demi plus tard, la carcasse vide du bâtiment a été murée.
« Laisser pourrir »
Plus récemment, deux préfabriqués servant de boulangerie provisoire, installés plusieurs mois après la fermeture des commerces, ont à leur tour été incendiés. Dans les colonnes du Parisien, en mai, Thierry Meignen désignait les auteurs comme « une poignée de lascars qui imagine diriger le quartier », suggérant à demi-mot une implication du Tilia, qui propose depuis janvier un dépôt de pain d’urgence.
Je veux partir, j’en peux plus, le quartier n’est plus vivable.
Lina
Ce café associatif et « tiers-lieu autonome » est soutenu par le département de la Seine-Saint-Denis. Mais les relations avec la municipalité sont chaotiques. Le sénateur le qualifiait dans ce même article d’« association d’opposition municipale ». La direction du Tilia s’en défend et affirme mener un service associatif d’intérêt général.
Jalalle Essalhi, président bénévole de l’association, a « tout tenté » ces dernières années pour travailler en bonne intelligence avec la mairie. Aujourd’hui, l’existence du Tilia est menacée. L’équipe doit rendre les clés de son local fin août. Malgré de nombreuses demandes auprès des bailleurs de la rénovation urbaine, le président n’a pour l’heure pas réussi à obtenir un nouveau local. Une fermeture définitive « serait dramatique », selon lui. « On croule sous les demandes des habitants ; si on ferme, ça va mettre beaucoup de personnes dans la galère. »
Cette stratégie du pourrissement semble peu à peu porter ses fruits. « Je veux partir, j’en peux plus, le quartier n’est plus vivable », peste Lina, qui habite les Tilleuls depuis 2010. « J’ai demandé un logement vers le Leclerc, mais je n’ai pas encore de réponse. On m’a dit que je devrais être relogée d’ici 2028, mais, s’il faut attendre trois ans, je préfère laisser mon appartement et partir. »
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