« La lutte a rendu visibles les sans-papiers qui rasaient les murs »

Alors que le ministère de l’Intérieur s’acharne à enfermer les personnes sans-papiers pour les renvoyer de force dans leur pays d’origine, Alassane Dicko, de l’Association malienne des expulsés, revient sur l’histoire de la lutte des personnes expulsées et de leurs soutiens.

Pauline Migevant  • 28 août 2025 abonné·es
« La lutte a rendu visibles les sans-papiers qui rasaient les murs »
Un manifestant contre la loi Darmanin, devant l'Assemblée nationale à Paris le 11 décembre 2023.
© Alain JOCARD / AFP

Dans quel contexte l’Association malienne des expulsés (AME) s’est-elle constituée en 1996 ?

Alassane Dicko : En août et septembre 1996,  il y a eu des expulsions massives de Maliens immigrés. Il y a eu plus de 800 personnes expulsées d’Angola, plus d’une centaine d’Arabie Saoudite et d’autres venant aussi du Congo. Cette année charnière a vu aussi le retour forcé des personnes maliennes immigrées en France, en l’occurrence de ceux qui avaient occupé l’église Saint-Bernard, à Paris. Toutes ces personnes immigrées de retour forcé ont décidé de créer ce collectif auto-organisé des personnes expulsées. L’objectif était de se regrouper, de donner de la voix, de réclamer les biens laissés dans les pays d’où ils ont été expulsés.

En 1997, il y a eu une marche à Bamako pour demander la libération de personnes expulsées de France par le « 36e charter Debré ». Qu’a permis cette mobilisation ?

Effectivement, il y a eu une manifestation populaire à Bamako de milliers de personnes avec des expulsés et des familles d’expulsés. Il faut dire que la question des migrations au Mali est assez particulière. Socio-culturellement les migrants sont des acteurs de développement. Au moins 60 % des foyers sont concernés par la migration. L’objectif de cette mobilisation était d’aller bloquer l’arrivée du 36e charter Debré [du nom du ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Louis Debré, N.D.L.R.].

Quand les expulsés reviennent dans le pays d’origine sans sous, sans bagages, sans rien, il y a ce qu’on appelle « le retour de la honte ».

La manif a bien marché. Les manifestants ont eu accès à l’aéroport, quelques policiers français ont été molestés. 17 à 18 expulsés qui étaient les meneurs ont été emprisonnés. Deux jours après, on a fait cette marche symbolique qui partait de Bamako pour aller libérer ces personnes emprisonnées à la prison de Koulikoro. Cela a eu une répercussion assez significative. Les personnes ont été libérées avant qu’on atteigne la ville de Koulikoro. Cette victoire a donné une image activiste à cette organisation et un soutien populaire.

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Ça a créé un engouement national et assez politisé autour de ces questions d’expulsion. Que ce soit les syndicats, les avocats, les juristes, des journalistes, beaucoup de militants et aussi des leaders de la gauche ont soutenu la Constitution et la montée de cette association. Mais il faut savoir que quand les expulsés reviennent dans le pays d’origine sans sous, sans bagages, sans rien, il y a aussi ce qu’on appelle « le retour de la honte ».

À partir de 1997, la plupart des animateurs étaient repartis dans leur village d’origine ou ont émigré à nouveau. Il restait deux ou trois personnes à Bamako mais il a fallu attendre 2006 pour retrouver du regain dans la lutte avec le forum social polycentrique de Bamako. C’était un événement altermondialiste. Pendant ce forum, des personnes comme Jean-Claude Amara de Droits devant !, ou Raymond Cheveau de la CGT, nous ont demandé où étaient les expulsés de Saint-Bernard.

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Au deuxième jour du forum, ces gens sont partis dans Bamako à la recherche des anciens expulsés comme Ousmane Diarra, qui avait fondé l’AME. Il s’était reconverti en commerçant sur le marché de Bamako. Ils sont allés les trouver pour dire : « on vous attend sur la scène du forum ». Le forum polycentrique a donné de la vigueur et de l’espoir à ces expulsés.

La même année, on a essayé d’empêcher l’arrivée massive de près de 40 personnes par Air France. Les animateurs de l’association ont mobilisé du monde, sont allés à l’aéroport de Bamako. On a forcé les grilles. On a atteint le tarmac, on s’est allongés pour empêcher l’avion d’atterrir. Finalement, les gens ont été dispersés et l’avion est descendu. Mais il y a eu beaucoup de grabuge et même quelques policiers français qui ont été un peu secoués.  Ça a donné un retentissement nouveau.

Pour revenir à la lutte contre les expulsions, quels liens avait l’AME avec les mouvements qui pouvaient exister en France pour lutter contre les arrestations et les expulsions ?

Tous les expulsés ont d’abord été immigrés dans le pays qui les a expulsés. Singulièrement pour la France, on était sans-papiers. Comme le forum polycentrique a permis de renouer avec les organisations de la solidarité internationale et quelques organisations comme la LDH (Ligue des droits de l’homme) qui s’occupait des droits et de la CGT, on a commencé faire le lien entre la visibilité des personnes expulsées et de la question des sans-papiers. On a commencé à s’organiser avec la CGT, avec Droits Devants ! et avec la Cimade qui intervenaient dans les lieux de rétention pour savoir qui allait être expulsé.

Quand on travaille, même sans-papier, on cotise. Les gens ont des cartes vitales, paient des impôts.

Mais avant l’expulsion, on cherchait comment faire pour soutenir les sans-papiers. Du côté de la CGT, on avait fait une liste des patrons « gentils » qui pouvaient produire des documents pour dire qu’ils nous embauchaient, Droits devant ! faisait de l’assistance juridique. Les sans-papiers ont petit à petit intégré les syndicats. On a commencé à faire des manifs, des piquets de grève. On avait aussi ce discours : « Si vous expulsez quelqu’un, expulsez aussi ses droits sociaux ». Car quand on travaille, même sans-papier, on cotise. Les gens ont des cartes vitales, paient des impôts.

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Donc à Bamako on recensait les acquis sociaux perdus de tout expulsé qui arrivait. C’est un gros travail de collecte des données qu’on a fait avec la CGT, Droits devant ! et la Cimade, pour formuler des narratifs contre les expulsions issues de la politique migratoire sous Nicolas Sarkozy. Ça a donné un esprit de lutte politique à des sans-papiers qui rasaient les murs, pour éviter les contrôles aux faciès. 

Comment s’organisait la chaîne de solidarité quand quelqu’un se faisait arrêter après un contrôle au faciès ?

Je vais parler de comment on se mobilisait à Montreuil avec les habitants qui ont beaucoup aidé les sans-papiers. D’abord, on avait mis en place des téléphones d’alerte. On avait aussi des micros et des scooters. Dès qu’il y avait une arrestation, lorsque quelqu’un allait au boulot ou en revenait, on mobilisait avec le mégaphone sur une petite bécane. Les gens se retrouvaient de façon spontanée devant la mairie et le plus souvent on allait faire le blocage du parking du commissariat où était la personne, pour empêcher qu’elle soit transférée au centre de rétention [CRA, centre de rétention administratif, N.D.L.R.] On rameutait les voisins, on partait prendre le café et on déjeunait à la  sortie du commissariat, côté parking, assis sur le goudron.

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Il y avait beaucoup de voisins, beaucoup de personnes non migrantes en soutien, donc c’était pas facile de rentrer dans tout ce monde avec une matraque. Ça se passait dans une ambiance bon enfant, on avait des tambours, les voisins apportaient des gâteaux, des croissants, des trucs pour tenir dans la durée. Très souvent, on arrivait à les faire libérer. On avait aussi une maison qui appartenait aux parents d’un ami français où les personnes qui commençaient à recevoir les premières OQTF [obligation de quitter le territoire français, N.D.L.R.] pouvaient aller.

Une fois, un commandant de bord au moment de décoller a dit : « Il y a trop de pression psychologique, je ne peux pas partir », pour empêcher l’expulsion de 4 ou 5 personnes.

Des Français venaient y faire de l’assistance juridique. Il y avait cette dynamique citoyenne de soutien. La Cimade assistait tous ceux qui étaient pris et qui allaient dans les CRA. Ça permettait quand même d’agréger des informations. Entre Droits devant !, la CGT et La Cimade, il y avait tout une machinerie de soutien. Quand ça allait jusqu’à l’expulsion, avec la CGT Aéroports, des bagagistes essayaient de ralentir l’arrivée des bagages pour faire du grabuge. Des pilotes et des commandants nous soutenaient aussi. Une fois, un commandant de bord au moment de décoller a dit : « Il y a trop de pression psychologique, je ne peux pas partir », pour empêcher l’expulsion de 4 ou 5 personnes.

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Il y avait aussi des militants qui se mettaient à l’aéroport et qui allaient dans les files pour Bamako ou Dakar et qui essayaient de dire aux passagers : « Si vous voyez quelqu’un dans l’avion, vous pouvez tous vous mettre debout, même sans parler, du coup l’avion ne peut pas partir ». Ça permet de gagner du temps pour faire d’autres recours juridiques. Il faut vraiment rendre hommage et à la CGT et à Droits devant !. En 2007-2008, c’étaient des années intenses avec l’évolution de cette politique d’immigration.

Pensez-vous quil y a moins de solidarité quavant ?

Ce manque de solidarité, c’est mécanique, c’est l’impact de la force que prend la répression, même pour les personnes solidaires. Parce que n’oublions pas que jusqu’en 2010, il y avait le délit de solidarité. On a eu des personnes qui avaient essayé de bloquer des avions et elles étaient jugées et condamnées. À partir de 2008, la commercialisation de l’assistance aux personnes retenues dans les CRA a fait perdre beaucoup de plumes à la Cimade [en 2008, le marché de l’assistance juridique dans les CRA, auparavant assuré par la Cimade a été ouvert à la concurrence, N.D.L.R.]. Mais depuis 2009, 2010, il y a eu une résurgence des collectifs de sans-papiers, on a commencé à faire des manifs plus actives.

Les divisions, les discussions, les incompréhensions dans la gauche en France nous ont fait perdre beaucoup de choses.

En France, il y a eu pas mal de bouleversements politiques, les gauches ont été fracturées. Si je dois donner un coup de gueule, ça va être plutôt pour la gauche française, qui n’a pas su prendre la balle au bond, ou qui n’a pas su continuer à dérouler les fils de laine pour tisser l’étoffe. Au contraire, ça s’est plutôt désagrégé. Les divisions, les discussions, les incompréhensions dans la gauche en France nous ont fait perdre beaucoup de choses. Les organisations de la solidarité internationale ont continué mais sans vraiment toute cette dynamique contestataire de gauche qui nourrissait les veines de ces mobilisations-là.

Quelles sont les perspectives actuelles de résistance dans un contexte où de nouveaux centres de rétention sont en train d’être construits et où les expulsions des personnes sans-papiers sont une des priorités politiques du ministère de l’Intérieur ?

On a eu affaire à Sarkozy dans la durée, donc nous, on est aguerris. J’ai l’impression que Gérald Darmanin et Bruno Retailleau font la concurrence à Sarko. Ils veulent faire plus. C’est à la France et à tout le monde, à la communauté militante de pouvoir lutter contre ça.  On a monté un réseau informel, le RAAT (Réseau d’alerte et d’action transnational), un réseau de soutien aux personnes en instance d’expulsion. On fait en sorte de soutenir ceux qui sont inquiétés par la police ou en centre de rétention, pour qu’ils aient de l’assistance juridique et empêcher leur expulsion.

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Si la personne est expulsée, on a des correspondants dans beaucoup de pays, pour ne pas qu’elle se retrouve seule quand elle arrive dans son pays d’origine. Le RAAT, c’est le retour à cette idée de trouver une chaîne de soutien et de solidarité, ici et là bas. Certains sont expulsés du pays après y avoir passé 10 à 15 ans, des gens qui ont cotisé, qui ont des enfants, qui ont toute leur vie dans un pays et qui sont expulsés du jour au lendemain, avec toute la charge psychologique que ça implique. On ne peut pas rester insensibles.

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Société
Publié dans le dossier
Exil : Europe, terre hostile
Temps de lecture : 10 minutes

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