À Calais, pour les personnes exilées, le flou règne autour de l’accord franco-britannique

L’accord entre la France et l’Angleterre sur l’immigration est entré en vigueur le 6 août. Il prévoit le renvoi en France de personnes arrivées au Royaume-Uni par la Manche contre l’acceptation des personnes éligibles au programme. Mais l’absence d’information laisse les exilé·es dans un dédale administratif.

Élise Leclercq  • 28 août 2025 abonné·es
À Calais, pour les personnes exilées, le flou règne autour de l’accord franco-britannique
Un des habitants du lieu de vie lit la notice distribuée par l’association disponible dans une dizaine de langue.
© Élise Leclercq

Un terrain vague, et au loin, des dizaines de tentes amassées dans un hangar. À Calais, en cette fin de mois d’août, c’est devenu le plus grand lieu de vie des personnes exilées, rassemblant près de 300 personnes selon les associations. Gloria, responsable de l’organisation Channel Info Project et quatre autres bénévoles s’activent à disposer les tables et prises électriques qui servent de point de charge aux habitants du lieu. Une autre table est mise juste à côté avec un panneau « Info » traduit en une dizaine de langues.

Plusieurs personnes commencent à arriver. Une ligne se crée pour attendre le petit déjeuner donné par l’association Salam. Quelques fruits, un café. Gloria en profite pour donner une nouvelle notice d’information : l’accord franco-britannique entré en vigueur le 6 août dernier. Celui-ci prévoit notamment que le Royaume-Uni mette en place une procédure légale d’arrivée pour certaines personnes remplissant les conditions fixées par le gouvernement avec, en contrepartie, le renvoi vers la France de personnes ayant traversé la Manche.

La plupart n’en ont jamais entendu parler. Petit à petit, l’info circule et certains jeunes hommes viennent directement la demander. Ils lisent la notice attentivement, contenant des renseignements sur la procédure.

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« Les gens ne savent pas »

Mohammed vient du Soudan. Il est arrivé en France il y a un an, à l’âge de 22 ans. Cela fait trois jours qu’il est arrivé à Calais. Il n’avait jamais entendu parler de cette possibilité : « Oui je vais peut-être essayer », répond-il sans trop y croire. En deux heures, une cinquantaine de notices ont été distribuées. « Comme à l’époque pour le Rwanda [accord d’expulsion de personnes exilées entrées illégalement sur le territoire anglais vers le Rwanda signé en 2022, N.D.L.R.], les gens ne savent pas. Et puis même si ils sont au courant, il n’ont pas forcément accès à Internet, c’est trop compliqué », explique Gloria.

Tout le monde travaille ensemble, il y a beaucoup d’échanges d’informations entre les ONG du Royaume-Uni et de France.

O. Clark

Du côté associatif, on reste aussi dubitatif. Certains s’interrogent, d’autres ne se sentent pas légitimes pour répondre aux inquiétudes. En réalité, très peu d’informations officielles sont disponibles. Alors, « tout le monde travaille ensemble, il y a beaucoup d’échanges d’informations entre les ONG du Royaume-Uni et de France », relate Olivia Clark, directrice de Refugee Legal Support (RLS), ONG basée en Angleterre.

Plusieurs fois par semaine, l’association Channel Info Project met en place un point de charge permettant aussi de donner des informations aux personnes exilées du lieu de vie. (Photo : Élise Leclercq.)

« Nous n’avons eu aucune informations si ce n’est celles de Refugee Legal Support », précise Gloria. L’association anglaise a été la première à communiquer sur le sujet et à diffuser les informations obtenues. Car de l’autre coté de la frontière, les associations s’activent tout autant : « C’est notre principale préoccupation », lâche, dans un souffle, Olivia Clark. En outre, se pose la question de la procédure qui n’est, selon elle, « pas conçue pour aider les personnes les plus susceptibles d’entreprendre ces voyages dangereux à être éligibles ».

Une procédure inégalitaire

Elle donne l’exemple des personnes venues d’Érythrée : pour ce pays, presque aucune personne n’a de papiers d’identité – le gouvernement ne leur ayant pas délivré de passeport. Mais, pour faire la demande en ligne, il faut une pièce d’identité. Or les Érythréens comptent parmi les nationalités les plus nombreuses à entreprendre le dangereux voyage en bateau vers le Royaume-Uni et leur taux d’acceptation des services aux réfugiés outre-Manche est très élevé. « Ils constituent donc des candidats idéaux, mais aucun d’entre eux ne peut postuler », ajoute-t-elle.

Une absurdité pour la directrice qui voit aussi un autre problème majeur dans cette procédure : il n’y a pas de droit d’appel pour ce programme. « Nous avons donc soutenu de nombreuses personnes dont la demande a été rejetée pour des raisons absurdes et qui n’ont pas pu faire appel. Ils ont perdu leur seule chance de postuler. »

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Cet accord s’inscrit clairement dans la volonté de « lutter contre l’immigration illégale », véritable obsession de Bruno Retailleau. L’objectif est la dissuasion : l’Angleterre serait trop « attractive », selon ses termes. La réalité est bien plus nuancée. La plupart des personnes interrogées par RLS ont déclaré que « postuler était inutile, faute d’informations suffisantes ». Les délais des réponses n’ont pas été précisés et seront probablement très longs, jusqu’à plusieurs mois.

2 500 passages en une semaine

Alors certains estiment qu’ils ne peuvent pas attendre aussi longtemps. Olivia Clark raconte : « J’ai parlé hier à Dunkerque à une jeune Afghane. Elle m’a dit qu’elle avait de jeunes enfants et qu’elle ne voulait pas prendre le bateau, car elle a peur qu’aucun ne sache nager. Mais l’hiver approche, et ils vivent sous une tente depuis un mois, et ne veut pas vivre en hiver dans ces conditions. »

Il faudrait que les personnes soient au courant avant de partir. Et quand elles arrivent ici, elles ont déjà fait 90% de leur trajet.

Agathe

Les départs ont donc continué. Pour atteindre 2 500 passages en une semaine au début du mois, selon les associations. En cause, la météo clémente qui favorise les traversées. Le lieu de vie est alors plutôt calme. « Désormais la norme c’est que la situation évolue seulement avec la météo », souligne Angèle, coordinatrice d’Utopia 56 à Calais. Pour elle comme pour Agathe, responsable à Human Rights Observers, l’accord ne va pas dissuader de tenter la traversée : « Il faudrait déjà que les personnes soient au courant avant de partir. Et quand elles arrivent ici, elles ont déjà fait 90 % de leur trajet. »

Le point de charge permet un moment d’échanges avec les personnes exilées.  D’autres associations sont également présentes, notamment Human Rights Observers. (Photo : Élise Leclercq.)

« Tout le monde essaie de candidater, ils ont de l’espoir. Mais je crains que cela ne crée beaucoup de frustrations et d’inégalité entre les communautés mais aussi entre les personnes qui ont réussi à garder leurs papiers d’identité jusqu’ici malgré les expulsions et les conditions de leur passage », continue Olivia Clark.

« One in, one out »

Un tri jugé par toutes et tous déshumanisant. « Nous aimerions que le gouvernement ouvre davantage de voies d’accès sûres et légales au Royaume-Uni, mais cet accord revient à échanger des vies humaines. Pour qu’une personne arrive en toute sécurité, c’est au prix de l’expulsion d’une autre personne », explique Olivia Clark. Car le principe est celui-ci : « one in, one out », littéralement « une entrée, un départ ». Une pratique largement dénoncée par les défenseur·ses des droits humains. « C’est une solution choc avec, encore une fois, une mesure qui ignore les conditions de vie des personnes exilées. Le gouvernement anglais est en crise et l’extrême droite en profite », souligne Angèle.

Selon Pierre Makhlouf de l’association Bail for Immigrants Detainees, 38 personnes au moins ont été placés en détention en Angleterre, après avoir été notifiées de leur possibilité de renvoi en France. Interrogé par Politis, le directeur juridique de l’association explique que les personnes – pour la plupart venues du Soudan ou d’Érythrée –, n’étaient pas au courant de ce nouveau dispositif. L’association qui soutient les personnes exilées en détention a réalisé un guide disponible sur leur site pour pallier ce manque. La procédure d’expulsion devrait prendre au total environ trois mois.

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« La pression est mise sur le gouvernement anglais pour faire vite », analyse-t-il. Mais à quel prix ? Un premier entretien réalisé dès l’arrivée des personnes sur le territoire, fatiguées de leur périple, parfois même sans assez de traducteurs… et sur quels critères ? Les questions sont nombreuses. Mais la principale interrogation reste celle-ci, posée par Agathe : « Et après, de retour en France, où vont-ils aller ? »

Les départs peuvent se déplacer vers la Belgique et les gens pourraient faire des trajets plus longs.

P. Makhlouf

Pour Pierre Makhlouf, « les départs peuvent se déplacer vers la Belgique et les gens pourraient faire des trajets plus longs, tout en essayant darriver au Royaume-Uni sans être détectés, rendant les traversées plus dangereuses ». Les politiques à la frontière brise les personnes et quasi aucune aide psychologique n’est apportée. Le 18 août dernier, un homme a été retrouvé pendu sur le camp de Loon-Plage. Il rejoint la macabre liste des personnes décédées à la frontière, qui s’élève à 512 morts depuis 1999.

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Société
Publié dans le dossier
Exil : Europe, terre hostile
Temps de lecture : 8 minutes

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