« Pour Macron, les manifestations ne sont plus une expression de la démocratie »

Entretien avec Lucas Lévy-Lajeunesse, membre de l’Observatoire parisien des libertés publiques et auteur de La police contre la démocratie. Politiques de la Brav-M.

Maxime Sirvins  • 9 septembre 2025 abonné·es
« Pour Macron, les manifestations ne sont plus une expression de la démocratie »
Le 1er mai 2023, à Paris.
© Maxime Sirvins

Alors que le gouvernement s’apprête à déployer un dispositif policier d’ampleur pour la journée du 10 septembre, la question du maintien de l’ordre revient au cœur du débat. Lucas Lévy-Lajeunesse est professeur de philosophie et membre de l’Observatoire parisien des libertés publiques. Il est aussi l’auteur de La police contre la démocratie. Politiques de la Brav-M, paru en février dernier aux Éditions Textuel. Il analyse la logique de peur qui traverse aujourd’hui le maintien de l’ordre et met en lumière la rupture avec une tradition de négociation politique. Il souligne ce que révèle l’existence même de brigades comme la Brav-M sur l’état de notre démocratie.

Depuis quelques années, le maintien de l’ordre semble moins viser à encadrer les cortèges qu’à intimider les manifestants. Qu’est-ce que révèle, selon vous, cette mise en scène permanente ?

Lucas Lévy-Lajeunesse : Le maintien de l’ordre, aujourd’hui, ne se contente pas d’encadrer les cortèges. Il met en scène un cadre sécuritaire qui donne aux manifestations l’allure de situations d’exception. Le recours à des unités comme la Brav-M ou les CRS FAR (ou CRS 8), dont le style rappelle des commandos, suggère que les manifestants représentent une menace si grave qu’elle justifierait de suspendre le cadre légal ordinaire. C’est un discours par l’image : si l’État déploie des brigades du genre, c’est que la société serait en danger, qu’on serait face au chaos.

La Police contre la démocratie. Politique de la Brav-M Lucas Lévy-Lajeunesse

Ces dispositifs sont intimidants, et ils produisent une sorte d’auto-justification : l’idée que l’on a raison de mobiliser des moyens extraordinaires parce que la situation serait exceptionnelle. On voit bien comment cela entretient l’imaginaire de l’« état d’exception », celui où les principes de l’État de droit ne s’appliquent plus. Même des manquements évidents, comme le non-port du RIO [numéro d’identification individuelle, N.D.L.R.] par les policiers, sont assumés, parfois revendiqués. Cela illustre cette manière de s’autoriser à agir en dehors du droit tout en affirmant agir pour la sécurité.

On a longtemps considéré les manifestations comme un levier démocratique pouvant infléchir les choix des gouvernants. Depuis 2016, ce rapport semble s’être inversé. Comment expliquez-vous ce basculement ?

Pendant longtemps, les gouvernements français prenaient en compte la pression des mobilisations sociales. Les grandes manifestations pouvaient peser sur les décisions politiques. Mais depuis 2016, avec un pouvoir qui a renié ses promesses électorales et refusé de négocier malgré des mobilisations massives, un basculement s’est produit. Les manifestations classiques ont perdu de leur efficacité.

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À partir de là, les gouvernants ont choisi une autre stratégie : ne plus céder, et miser sur la répression pour dissuader. Emmanuel Macron a prolongé cette logique, considérant que la légitimité vient uniquement des urnes. Dans cette conception, les manifestations ne sont plus une expression de la démocratie, elles deviennent au contraire suspectes. Cela procède d’une conceptualisation de la démocratie fondée sur un raisonnement inversé : au lieu de voir le suffrage comme une technique imparfaite visant à assurer un minimum de représentativité au personnel politique, la règle majoritaire est considérée comme l’essence même de la démocratie.

Manifester pour infléchir les décisions politiques est perçu comme antidémocratique.

Dès lors, l’idéal démocratique de partage du pouvoir laisse place à un idéal de concentration du pouvoir dans les mains de ladite majorité ou plutôt, dans les faits, dans les mains de ceux qui se présentent comme les représentants de cette majorité. Dans cette perspective, manifester pour infléchir les décisions politiques est perçu comme antidémocratique.

Dans votre livre, vous montrez que la Brav-M est devenue l’emblème d’une police de « contre-manifestation ». Pourquoi cette unité incarne-t-elle une logique antidémocratique ?

La création de la Brav-M est intervenue au moment même où les critiques contre les violences policières prenaient une ampleur inédite, notamment avec les gilets jaunes. On aurait pu imaginer que l’institution cherche à se justifier, à apaiser. Au contraire, elle a créé une brigade qui incarne, par son style, une brutalité démonstrative. Même si la Brav-M n’était pas violente, sa seule apparence laisserait penser qu’elle l’est. Cette unité rappelle de plus les voltigeurs, responsables de la mort de Malik Oussekine en 1986. Les autorités ne pouvaient pas l’ignorer.

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C’est donc un choix assumé : montrer une police qui frappe fort, qui intimide, et qui assume de tourner le dos face aux critiques. La Brav-M exprime la logique antidémocratique d’une institution qui choisit ses publics, flatte ceux qui exigent toujours plus de « fermeté », et qui se détourne face aux revendications des groupes minoritaires, ceux qui subissent le plus les injustices et ont le plus besoin de manifester. Au lieu de reconnaître la manifestation comme une garantie démocratique, cette police en fait un moment de dissuasion et de menace à l’encontre des protestataires. C’est ce que j’appelle, dans mon livre, les polices de contre-manifestation, dont la Brav-M est un peu l’emblème, voire la caricature.

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