« Nous sommes dans un continuum répressif »

La philosophe Elsa Dorlin revient sur l’utilisation idéologique du mot « violence » par le pouvoir, au moment où les forces de l’ordre brutalisent les mobilisations sociales.

Hugo Boursier  • 29 mars 2023
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« Nous sommes dans un continuum répressif »
Intervention policière, place de la Concorde le 17 mars 2023 contre des manifestants opposés à la réforme des retraites.
© Maxime Sirvins

Coma, œil arraché, main déchiquetée, traumatismes crâniens, fractures, hématomes. Entre les manifestations à Sainte-Soline, les 25 et 26 mars, et celles contre la réforme des retraites, la liste des mutilations commises par les forces de l’ordre s’allonge. Et pourtant, les « violences » ne seraient que du côté des contestataires. Un premier mensonge. Tout comme celui qui consiste à dire que les stratégies offensives des cortèges ne sont pas politiques. La philosophe Elsa Dorlin, autrice de Se défendre (La Découverte, 2017), revient sur cette vision néolibérale d’une démocratie qui doit se tenir sage.

Pourquoi les institutions rejettent-elles toujours la violence utilisée par certains manifestants comme une pratique antidémocratique ?

Se défendre livre Elsa Dorlin

Elsa Dorlin : C’est toute l’histoire du néolibéralisme contemporain. Avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, se déploie un régime néolibéral particulièrement alerte quant à la nécessité d’une offensive idéologique au lendemain des décennies 1960 et 1970, d’une guerre des mots et des images pour imposer son monde.

L’objectif : faire le récit selon lequel « il n’y a pas d’alternative ». Sur les braises de l’État social, le pouvoir a maté, réprimé dans le sang les mobilisations sociales et syndicales, les mouvements de contestation tout en recouvrant cette conflictualité du mythe d’une démocratie pacifiée.

La violence d’État est létale, au service d’un néolibéralisme mortifère et écocide.

Les conflits de classes, le racisme et le sexisme, euphémisés, niés, ont été déportés sur un plan psychologique, les luttes pathologisées, marginalisées ou criminalisées. « La politique » a été réduite à une parenthèse (mettre un bulletin de vote dans une urne), quand l’espace public est devenu un vaste territoire de jouissance consumériste, consumant les vies et le monde.

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Le récit selon lequel une bonne démocratie est une démocratie qui se tient sage est-il en train de se fissurer, eu égard à une forme de légitimation de la violence des manifestants ?

À partir du moment où le néolibéralisme saccage morceau par morceau les conditions matérielles d’existence d’un nombre toujours plus grand de personnes, y compris celles qui jusqu’ici se sentaient plus ou moins épargnées (et qui désormais ne peuvent plus promettre une vie meilleure à leurs enfants), l’adhésion à cet idéal démocratique néolibéral ne cessera de se fissurer ; derrière, il y a des faits bruts : 1 % des plus riches volent, violentent 90 % du reste du monde (1).

1

La richesse des 1 % les plus riches de la planète correspond à plus de 2 fois la richesse de 90 % de la population mondiale, soit 6,9 milliards de personnes. Source Oxfam 2020.

Le degré de compréhension des violences varie aussi en fonction de qui les commet. Les gilets jaunes menaient la « révolte de la France invisible », quand, en 2005, les habitants des quartiers populaires participaient à « des émeutes de cités ».

Tout à fait. Parler d’« émeute des banlieues » pour oublier les mouvements anticoloniaux, la Marche pour l’égalité de 1983 jusqu’aux mobilisations contre le racisme d’État, les circonscrit à un en-deçà du politique où régnerait la « sauvagerie ». Cela définit qui sont les sujets de droit, de raison, comme la couleur des vies qui comptent.

Dans le cas des gilets jaunes, lorsque les cortèges ont cassé les vitrines, les sculptures de plâtre de l’Arc de triomphe, se sont rapprochés de l’Élysée, on a parlé « d’ultraviolence », alors que l’État a mutilé en masse. Qu’a-t-on défendu ? Le groupe LVMH, les banques, les valeurs de la République, les fonds de pension ? Hier, un chantier de barrage à Sivens, d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes ; aujourd’hui, un trou béant pour une mégabassine ?

Au-delà de la peur, cette violence entretient une production d’ignorance : sur l’histoire sociale, intellectuelle et politique, sur l’histoire des mouvements révolutionnaires (leurs bibliothèques, leurs répertoires d’actions) ; sur qui au juste rend collectivement, historiquement, nos vies invivables et violentables.

La revendication du monopole de la violence légitime par l’État est-elle contestée ?

Oui, parce que la violence d’État est létale, au service d’un néolibéralisme mortifère et écocide. Cet usage de la violence est aujourd’hui considéré comme « illégal » par la Ligue des droits de l’Homme, Amnesty international, le Conseil de l’Europe. Or, les pratiques de dispersion, d’interpellation (nasse, gazage, grenade, LBD, coups de poing, de matraque, étranglement, fouille, agression sexuelle, viol) demeurent licites sur ordre ministériel et préfectoral ou, du moins, « on laisse faire », sachant que peu de recours à l’IGPN aboutiront.

L’État peut prétendre s’en tenir à un usage légitime de la force et pourtant incarner un ordre brutal.

Ce rapport entre le légitime, le légal et le licite (permis par une autorité ou l’usage, sans nécessairement l’être par la loi) est déterminant. L’État peut prétendre s’en tenir à un usage légitime de la force dont il revendique le monopole, affirmer agir selon la loi, et pourtant incarner un ordre brutal licite vis-à-vis duquel il n’a pas à rendre de comptes.

Cela renvoie à l’illégitimité tout autre usage de la violence (par exemple l’autodéfense des manifestant·es) et inverse la relation de cause à effet de la violence. Regardez ce manifestant qui a essayé de libérer un camarade en utilisant son skateboard sur le dos d’un policier de la Brav-M. Il a été arrêté, déféré, condamné à trois ans de prison et 15 000 euros d’amende. Quid des dizaines de signalements de fonctionnaires et de gendarmes ?

Manif retraites Paris 21 mars 2023 réforme nocturne
À Bastille, vers la rue de la Roquette, des personnes attablées en terrasse, victimes d’un jet abusif d’une grenade lacrymogène. (Photo : Lily Chavance.)
Manif retraites Paris 21 mars 2023 réforme nocturne
Manifestation nocturne spontanée à Paris, du côté de la station Ledru-Rollin, le 21 mars 2023. À droite, une personne se plaint de l’arrestation arbitraire de son compagnon par la police. (Photo : Lily Chavance.)

Tout cela relève d’une politique de la performativité de la violence : les arrestations préventives, les condamnations pour « intention » de commettre une infraction, terroriser et agresser des cortèges avec des armes de guerre, comme à Sainte-Soline, le refus ou le retard de soins aussi ne sont pas seulement une application des codes de procédures, des lois. Ce sont des énoncés qui font, qui fabriquent à proprement parler ce qu’ils disent : des foules, des « meutes », « armées et dangereuses » ; de fait, des corps blessables et tuables.

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Nombre de politiques, journalistes, éditorialistes offrent un spectacle de contorsion rhétorique pour ne dire aucun mot sur les exactions perpétrées par les « forces de l’ordre ». Qualifier ces dispositifs de « politique du maintien de l’ordre » est aussi une forme d’amnésie historique qui désaffilie ce que nous vivons aujourd’hui de l’histoire des techniques contre-insurrectionnelles déployées par la France, pour mater les luttes indépendantistes, le mouvement de libération algérienne dans les années 1960 (2), mais aussi en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique dans les décennies 1950-1960-1970. Nous nous situons dans un continuum répressif, et ce n’est pas fini.

2

Voir les travaux de Mathieu Rigouste, son film et son livre Un seul héros le peuple.

Comment observez-vous le décalage entre cette répression, ancienne, et le renouveau des mouvements d’émancipation et de leurs moyens d’action ?

Est-ce un renouveau ou une forme de réaffirmation d’une historicité des mouvements révolutionnaires, insurrectionnels et contestataires ? C’est, au contraire, un acte très fort de refus de l’exceptionnalité. On se réinscrit dans cette temporalité souterraine de la mémoire et de l’intelligence des luttes. À Sainte-Soline, la manifestation était située dans la culture des contre-sommets, des mouvements altermondialistes, écoféministes, mais aussi des mouvements plus anciens de sans-terre, du Larzac ou plus contemporains, comme au Chiapas.

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Au moment où nous nous entretenons, en Guyane, la mobilisation amérindienne à Prospérité a aussi été violemment réprimée (3). On a besoin de puiser dans cette puissance du précédent, de se relier aux espaces-temps des résistances face à la violence terrifiante d’un monde qui veut nous faire sombrer avec lui. 

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