« Portrait de Rita » : trois femmes et un micro

Dans Portrait de Rita, l’autrice et metteure en scène trans non binaire Laurène Marx confie à la comédienne congolaise Bwanga Pilipili son récit d’une histoire tragiquement banale de racisme : celle de Rita Nkat Bayang, femme d’affaires camerounaise devenue femme de ménage en Belgique.

Anaïs Heluin  • 24 septembre 2025 abonné·es
« Portrait de Rita » : trois femmes et un micro
La plume de Laurène Marx est au meilleur de sa vivacité. Elle excelle à clouer au pilori les systèmes racistes et misogynes à l’œuvre dans la chute de Rita.
© Pauline Le Goff

Portrait de Rita, du 11 au 30 septembre à Théâtre ouvert, 75020 Paris, dans le cadre du Festival d’automne. Également les 8 et 9 janvier 2026 aux Quinconces au Mans, du 20 au 30 janvier au Théâtre National de Strasbourg, le 18 février à l’Université de Lille, du 3 au 21 mars au Théâtre National Wallonie Bruxelles.

C’est presque par effraction que Laurène Marx fait irruption dans notre paysage théâtral en 2022 avec Pour un temps sois peu. Dans ce seul en scène où elle interprète elle-même son texte détaillant les difficultés d’un parcours de transition de genre en France, l’autrice trans non binaire déploie une parole aussi crue que précise. Avec son oralité très rythmique, ponctuée de punchlines, et sa façon de ne rien épargner au spectateur de la réalité qu’elle a vécue – car, si elle ne le dit jamais explicitement, on comprend bien que la part autobiographique du texte est grande –, la proposition de Laurène Marx tranche.

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Son écriture au couteau, sa présence entière détonnent parmi les spectacles consacrés aux questions de genre et aux violences qu’elles suscitent, de plus en plus nombreux mais échappant rarement aux travers de la moralisation et/ou de la fétichisation. La puissance du travail tient notamment à la relation complexe, voire conflictuelle, que l’artiste entretient avec son art. 

Pour l’investir malgré le caractère élitiste qu’elle lui reproche volontiers en entretien, Laurène Marx joue avec les limites du théâtre. Elle provoque ses habitudes « bourgeoises » avec son verbe acéré comme peut l’être un bon rap, culture dont elle revendique bien plus l’influence que celle de Shakespeare. En qualifiant son premier spectacle et les suivants de « stand-up triste », elle prouve sa conscience aiguë du rapport ambigu qu’elle entretient avec l’institution théâtrale.

Outils de résistance

Ce qui ne l’empêche pas d’y connaître un grand succès immédiat, couronné en cette rentrée par le portrait que lui consacre le Festival d’automne en programmant trois de ses créations : Pour un temps sois peu, Jag et Johnny et Portrait de Rita. La reconnaissance de Laurène Marx par un milieu qu’elle critique allait-elle empêcher la radicalité de son geste ou au contraire lui permettre d’en poursuivre le déploiement ?

Portrait de Rita – nous n’avons pu voir Jag et Johnny au moment de l’écriture de cet article – répond à la question avec la clarté et le ton lapidaire qui s’imposent comme l’un des signes de fabrique de Laurène Marx. Dans ce nouveau « stand-up triste », cette dernière suit sa ligne de conduite politique. En quittant le plateau après deux spectacles où elle l’occupait seule, elle éclaire aussi la vocation qu’a toujours eue sa démarche : transmettre à d’autres femmes les outils de résistance littéraires et intellectuels qu’elle a mis en place.

Bwanga Pilipili s’affirme comme passeuse et non comme interprète du parcours jalonné de traumas.

Derrière le micro qui constitue l’unique élément scénique de la pièce – c’est là une autre des constantes de l’univers théâtral de l’autrice et metteure en scène –, ce n’est plus Laurène Marx qui se tient droite et tendue, légèrement dansante, mais la comédienne congolaise Bwanga Pilipili. Autre différence par rapport aux autres « stand-up » de ­Laurène Marx : l’actrice ne raconte pas ici sa propre histoire, mais celle d’une autre femme.

Rapports de domination

Cette autre, c’est Rita Nkat Bayang, femme d’affaires camerounaise devenue femme de ménage en Belgique, où l’a fait venir Christian, un Blanc qui « a sa sociabilité de Blanc, quand il entre dans une pièce on dirait Napoléon qui voit une pyramide, tu sens bien qu’il a envie de poser un drapeau dans le pot de fleurs ». En ouvrant sa performance par la formule « Rita elle dit », qu’elle répétera régulièrement jusqu’à la fin, Bwanga Pilipili s’affirme comme passeuse et non comme interprète du parcours jalonné de traumas qu’elle raconte à travers le texte de Laurène Marx.

Écrit à partir d’entretiens réalisés par l’autrice et la comédienne, ce monologue part des violences policières subies à l’âge de 9 ans par le fils de Rita dans son école belge, pour traverser ensuite toutes les situations et les rapports de domination qui ont causé la descente aux enfers de l’héroïne éponyme. La plume de Laurène Marx est au meilleur de sa vivacité. Elle excelle à clouer au pilori les systèmes racistes et misogynes à l’œuvre dans la chute de Rita. Laurène ne disparaît alors pas totalement derrière Bwanga, ni celle-ci derrière Rita : toutes les trois sont d’une certaine façon derrière le micro, debout pour la convergence des luttes.

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Théâtre
Temps de lecture : 4 minutes