Chili : la Patagonie asphyxiée par ses saumons
Le Chili est le deuxième producteur de ce poisson d’élevage au monde, après la Norvège, et la société civile exige une régulation de cette industrie jugée « écocidaire ». En juillet, l’ONG Oceana a alerté sur les risques pour l’environnement et l’humain que représente l’usage massif d’antibiotiques.
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© Martin BERNETTI / AFP
Au sud du continent américain, là où la terre se fragmente et forme les îles patagoniques, Daniel Caniullan sort du petit port de Melinka. Comme tous les pêcheurs artisanaux de la région, Daniel vit principalement de la pêche aux oursins. Depuis plus de trente ans, il plonge quotidiennement dans les eaux de la Patagonie chilienne, et son jugement est sans appel. « Les fonds marins se sont transformés en désert marin, et c’est toute l’économie locale qui s’est effondrée. Les produits chimiques et les antibiotiques utilisés dans les fermes de saumons sont un venin emporté par les courants, qui tue les larves d’oursin », dit-il.
Ici, loin des regards, les entreprises font un peu ce qu’elles veulent.
Daniel
Dans ces eaux calmes et froides où pêche Daniel, l’industrie du saumon a trouvé les conditions idéales pour se déployer. Au Chili, l’élevage intensif de ce poisson a démarré il y a plus de quarante ans et n’a fait que croître. Alors qu’en 1991 le pays andin en produisait 60 000 tonnes, il en produit aujourd’hui plus d’un million. Plus de mille concessions ont été octroyées par l’État chilien à une trentaine d’entreprises qui étendent leur activité dans les trois régions les plus australes de la planète. « Ici, loin des regards, les entreprises font un peu ce qu’elles veulent, dénonce Daniel, l’État ne contrôle pas grand-chose ! »
L’organe d’État chargé de surveiller les activités des entreprises est la Superintendance de l’environnement. Créée en 2012, elle est pointée du doigt par les organisations de la société civile, qui lui reprochent son inefficacité et déplorent son manque de moyens. L’organisme reconnaît par la voix de sa directrice, Marie Claude Plumer, qu’il y a « beaucoup d’installations à contrôler dans des lieux très difficiles d’accès » et que « l’industrie chilienne doit considérablement s’améliorer pour respecter les normes environnementales ».
Des maladies non éradiquées
En 2022, l’ONG Seafood Watch a affirmé que « l’industrie chilienne de l’élevage du saumon utilise plus d’antibiotiques que n’importe quel autre pay » à cause de la bactérie Piscirickettsia salmonis, à l’origine de la mortalité très élevée des poissons pendant la phase marine de l’aquaculture. L’industrie chilienne se défend en assurant avoir besoin de ces médicaments pour repousser cette pathologie. La Norvège, premier pays producteur de saumons d’élevage au monde, a pourtant réussi à la combattre en utilisant une quantité moins élevée d’antibiotiques.
Tout comme les forêts terrestres, les algues sont un poumon de la planète.
J.C. Cardenas
Dans le cadre d’une collaboration avec l’industrie du saumon au Chili, SeeFood Watch a lancé un programme en 2019 pour réduire de 50 % l’usage d’antibiotiques avant 2025. Un objectif loin d’être atteint puisque, selon un autre rapport publié fin juillet 2025 par le Service national des pêches et de l’aquaculture du Chili – organisme relevant du ministère de l’Économie et chargé de gérer les ressources halieutiques et piscicoles du pays –, les entreprises de la salmoniculture ont utilisé 340 grammes d’antibiotiques par tonne de saumon produite en 2024. Soit une augmentation de 10,8 % par rapport à 2023, selon l’ONG Oceana.
« Le plus préoccupant est que ce chiffre n’a pas baissé de manière significative depuis 2018 », précise Liesbeth van der Meer, directrice de la branche chilienne de l’ONG. Elle ajoute que cette tendance semble « irréversible », car « les maladies endémiques qui affectent les saumons n’ont pas pu être éradiquées » et que « les écosystèmes sont saturés ».
Disparition d’espèces
« Il y a un déséquilibre de l’écosystème », constate Daniel Caniullan, qui est aussi lonko (chef) de sa communauté indigène Williche dans les îles Guaïtecas (Melinka). « Nous sommes sur un territoire riche en huiro, une algue qui produit beaucoup d’oxygène dans la mer et régénère l’écosystème », explique-t-il en naviguant vers la haute mer à la recherche de nouveaux espaces de pêche.
« Vers les canaux où se trouvent la majorité des fermes de saumon, il n’y a presque plus d’algues. Mais, vers la partie océanique où il n’y a pas d’exploitations de saumon, on retrouve les algues et une abondance d’espèces marines. » Ainsi, l’espace traditionnel des pêcheurs artisanaux est occupé par l’industrie du saumon, et ceux-ci se retrouvent contraints de pêcher à plusieurs heures de leur port d’attache, ce qui représente des coûts beaucoup plus élevés.
Ces algues que Daniel voit disparaître depuis l’arrivée de la salmoniculture sont surnommées « les forêts bleues ». Juan Carlos Cardenas, directeur de l’ONG Ecoceanos, explique que « tout comme les forêts terrestres, elles sont un poumon de la planète. Elles captent le carbone et régulent les températures ». Le Chili accueillerait un tiers de ces forêts marines au niveau mondial, ce qui représente, pour Juan Carlos Cardenas, l’une des plus grandes préoccupations à long terme concernant l’impact de l’industrie du saumon sur l’écosystème.
30 % des centres d’élevage de saumons sont installés dans des zones protégées, réserves, parcs nationaux…
D. Caniullan
De son côté, Daniel et sa communauté veulent identifier les fonds marins les plus affectés et créer une réserve pour planter des algues. « Mais, pour ça, il faut qu’on obtienne la protection de cette réserve, et les entreprises mettent la pression pour que ce ne soit pas le cas, s’indigne-t-il. Parce qu’elles croient être les propriétaires de la Patagonie. »
En passant près d’une plage de sable noir, Daniel se souvient y avoir trouvé une baleine échouée il y a quelques semaines. « Et ça arrive souvent, ajoute-t-il avec tristesse, d’autant plus que 30 % des centres d’élevage de saumons sont installés dans des zones protégées, réserves, parcs nationaux ou aires de conservation. » Dans une tribune publiée au début de l’été austral dernier (novembre 2024), l’ONG Ecoceanos et le Centre de conservation des cétacés (CCC) dénonçaient « la mort inhabituelle de quatre baleines à proximité de sites d’élevage intensif de saumons dans des parcs et réserves nationales de la Patagonie chilienne ».
Elles y égrainaient également les menaces qui pèsent sur « les populations de mammifères marins dans le “Far West salmonier” de Patagonie : pollution chimique (antibiotiques et antiparasitaires), pollution organique (excréments de saumons et aliments non consommés), pollution des zones côtières par les déchets des centres d’élevage (bouées, filets, câbles métalliques, cordages), pollution sonore sous-marine et collisions mortelles avec les flottes de transport, entre autres ».
Face à cette industrie qu’elles qualifient d’« écocidaire », les associations exigent un moratoire pour empêcher son expansion vers le sud du continent, et pour relocaliser les 416 centres d’élevage qui opèrent à l’intérieur des parcs nationaux et des zones protégées.
Des conditions de travail déplorables et beaucoup de décès
« L’industrie du saumon a un grand pouvoir économique », observe Gustavo Cortes, représentant d’un des syndicats de travailleurs de l’usine d’Aqua Chile. « Elle est une source d’emplois importante dans la région, mais elle corrompt facilement, affirme-t-il. Elle achète des communautés autochtones, des pêcheurs traditionnels, des dirigeants syndicaux, etc. » Gustavo indique également un nombre important d’accidents du travail et de décès dans l’industrie du saumon au Chili. « Les plongeurs, notamment, qui descendent jusqu’à 40 mètres de profondeur pour retirer les saumons morts des cages, ou réparer les filets », précise-t-il.
La vie des travailleurs vaut moins que celle du saumon.
J.C. Cardenas
L’ONG Ecoceanos publie le seul registre qui compile les morts dans l’industrie chilienne du saumon. 81 décès depuis 2013. « Les entreprises du saumon se déresponsabilisent car les plongeurs sont employés par des sous-traitants », commente Juan Carlos Cardenas. « La vie des travailleurs vaut moins que celle du saumon », conclut-il. 31 % de la production mondiale de saumon d’élevage vient du Chili, et les ventes à l’étranger – principalement les États-Unis, le Brésil et le Japon – ont bondi de 33 % entre 2012 et 2021.
Depuis quelques années, le marché a tendance à stagner, mais l’industrie chilienne est déjà à la recherche de marchés émergents (Australie, Pologne, Israël, etc.) pour assurer sa croissance. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la production halieutique mondiale, et particulièrement le saumon, a encore de beaux jours devant elle, puisqu’elle devrait croître de 10 % d’ici à 2032 (5).
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