« Il n’y a pas une mais plusieurs sociétés israéliennes »
L’analyste politique Yaël Lerer souligne ici la fragmentation et même la fracturation d’un pays qui a institué des statuts différents selon les communautés et les origines ethniques.
dans l’hebdo N° 1883 Acheter ce numéro

© Mostafa Alkharouf / Anadolu / AFP
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« À Tel-Aviv, une demande de fin de guerre se fait peu à peu entendre » Gaza : comment le déni s’est imposé dans la société israélienne Les désastres d’une mémoire sélectiveÀ Tel-Aviv, mi-septembre, la chaleur est insupportable même le soir. Tout le monde est dehors. Les cafés et les bars sont bondés, la musique forte. Des centaines de personnes pique-niquent au nouveau Parc du Rail, c’est la fête. Soixante kilomètres au sud, à Gaza, des enfants succombent brûlés vifs dans leurs tentes. Terrible réalité où la fête et la mort voisinent dans l’ignorance ou l’indifférence.
Sur la place devant le Musée d’art de Tel-Aviv, rebaptisée « place des Otages », comme chaque samedi soir, des dizaines de milliers de manifestants se réunissent. Ce n’est qu’après le 18 mars, quand Israël a rompu l’accord de cessez-le-feu signé avec le Hamas le 16 janvier 2025, que les familles des otages ont compris que le gouvernement israélien avait complètement abandonné les siens. On les a bombardés, on les a blessés, on les a tués, on les a utilisés pour la promotion du génocide à Gaza.
Le gouvernement, en effet, a besoin que les otages restent en captivité pour continuer sa campagne d’effacement de Gaza et de sa population. Benyamin Netanyahou en a besoin pour conserver son gouvernement, et son opposition vient de le comprendre. De plus en plus de voix se sont élevées contre la guerre, même au sein de l’armée. Cet été, des centaines de milliers de personnes ont manifesté pour réclamer la fin de la guerre, en demandant avant tout la libération des otages. Les médias français, comme partout dans le monde, parlent de la société israélienne qui se lève.
Quatre systèmes d’éducation publique distincts
Mais peut-on parler de « la société israélienne » ? D’un « peuple israélien » ? Plus de 15 millions de personnes vivent entre la Méditerranée et le Jourdain (Israël/Palestine). Une moitié de cette population est considérée par l’Insee israélien comme « Juifs et autres », l’autre moitié étant constituée de Palestiniens, ou d’« Arabes », selon les statistiques israéliennes, qui en recensent 2,13 millions, soit 21,5 % de la population israélienne.
Les Palestiniens citoyens d’Israël et des Jérusalémites représentent 30 % des Palestiniens vivant en Israël/Palestine. Les colons israéliens constituent 10 % de la population juive israélienne et presque 20 % de la population de Cisjordanie. Les 1,39 million de Juifs ultra-orthodoxes représentent environ 18 % de la population juive.
Avec quatre systèmes d’éducation publique distincts (et des filières privées supplémentaires), des médias dédiés pour chaque groupe de population et des partis politiques qui représentent des secteurs différents et séparés, il serait plus juste de parler « des » sociétés en Israël que de « la » société israélienne.
Solidaires avec leurs compatriotes de la bande de Gaza et de Cisjordanie, les citoyens palestiniens d’Israël se sont opposés à la guerre dès le premier jour. Mais la moindre manifestation de solidarité, même un « j’aime » sur les réseaux sociaux, est un motif de persécution, de licenciement, d’expulsion de l’université, d’emprisonnement et de torture.
Esprit de vengeance
« Place des Otages », on ne trouve ni des ultra-orthodoxes ni des citoyens palestiniens qui manifestent. On n’y fait pas non plus mention des victimes palestiniennes, du génocide en cours. Plusieurs dizaines de manifestants courageux, pour la plupart pas si jeunes, se tiennent à quelques centaines de mètres, tenant des photos d’enfants palestiniens assassinés par Israël, essayant d’attirer l’attention des passants.
82 % des Israéliens-juifs sont favorables à l’expulsion des habitants de Gaza.
Traumatisée par les horreurs du 7-Octobre, par l’échec de l’armée, par l’abandon de l’État et par un profond sentiment d’insécurité alimentée par les médias propagandistes et par des réseaux sociaux remplis de fausses informations, la société juive en Israël est submergée par l’esprit de vengeance. Un sondage réalisé en mars 2025 a révélé que 82 % des Israéliens-juifs sont favorables à l’expulsion des habitants de Gaza, 56 % à l’expulsion forcée des citoyens palestiniens d’Israël.
Selon un sondage de l’Israel Democracy Institute, 60 % des Juifs en Israël estiment néanmoins que la guerre doit cesser. Près de la moitié de ceux-là ont justifié leur position en disant que la poursuite de la guerre mettait les otages en danger ; seuls 2 % considèrent la cessation des dommages causés aux habitants de Gaza comme une raison pour arrêter la guerre.
Les sondés devaient également dire si le peuple palestinien a droit à son propre État. Seuls 18,5 % ont répondu « oui ». Les auteurs du sondage précisent : « Dans tous les camps politiques (juifs), on observe une baisse du pourcentage de ceux qui croient que le peuple palestinien a droit à un État ».
Seule la gauche conserve une faible majorité de personnes favorables à un État palestinien : actuellement, 57 % des sondés se situant à gauche estiment que le peuple palestinien a droit à son propre État (contre 73 % l’an dernier). Ils sont 24 % au centre (contre 39 % l’an dernier) et 8 % à droite (contre 12 %). À la question « Du point de vue de l’intérêt national d’Israël, est-il souhaitable qu’un État palestinien indépendant soit établi durant cette période ? », seuls 13 % des Israéliens-juifs sondés ont répondu par l’affirmative.
La reconnaissance d’un État palestinien : un « préjudice grave » pour Israël
Les vestiges du Parti travailliste et du Meretz, anciens partis au pouvoir, considérés comme de « gauche sioniste », se sont regroupés au sein du nouveau parti les Démocrates, dirigé par Yaïr Golan, ancien chef d’état-major adjoint de l’armée. Les sondages ne leur accordent qu’une dizaine de sièges (sur 120) à la Knesset, le Parlement israélien, si des élections avaient lieu aujourd’hui.
Fidèle à ses électeurs, Golan a déclaré lors d’une interview à la radio, le 21 septembre, que la reconnaissance croissante par le monde d’un État palestinien constitue « un préjudice extrêmement grave pour l’État d’Israël ». Le chef de l’opposition, le centriste Yaïr Lapid, lui fait concurrence : « La reconnaissance unilatérale est un désastre politique, c’est un mauvais pas et une récompense pour le terrorisme. » Cette proclamation rejoint une déclaration raciste précédente selon laquelle « il n’y aura pas de gouvernement avec les Arabes ».
Les prochaines élections en Israël sont prévues dans un an et les sondages sont mitigés : Netanyahou pourrait être réélu premier ministre. Son opposition actuelle reflète l’opinion publique israélienne-juive : le « centre » en Israël est l’équivalent de l’extrême droite ailleurs.
De nombreux chefs d’État s’indignent et condamnent Israël, mais ces déclarations ne sont pas suivies d’effet.
En octobre 2024, plus de 4 000 citoyens israéliens ont lancé un appel, publié par Libération et le Guardian, demandant à la communauté internationale d’intervenir immédiatement en appliquant contre Israël toute sanction possible. « L’absence de pression internationale effective, la poursuite de l’approvisionnement d’Israël en armes, le maintien des accords de coopérations économiques, sécuritaires, scientifiques et culturelles confortent beaucoup d’Israéliens dans l’idée que la politique menée par leur gouvernement bénéficie d’un soutien international. De nombreux chefs d’État s’indignent et condamnent Israël, mais ces déclarations ne sont pas suivies d’effet. Nous en avons assez des mots creux. »
Si la communauté internationale n’impose pas de sanctions sévères, le génocide continuera jusqu’à la destruction complète de la bande de Gaza, puis de la Cisjordanie, puis des Palestiniens citoyens d’Israël.
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