Effacer les Palestiniens : la fabrique médiatique du vide politique
Omniprésents comme corps, les Palestiniens sont absents comme sujets. Un paradoxe qui dit quelque chose de la manière dont se fabrique une « terre à prendre ».

© Maxime Sirvins
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Palestine : ce n’est pas la fin de l’histoire « Il est difficile d’imaginer qu’Israël tolère une élection nationale palestinienne »Dans la couverture médiatique du conflit dit israélo-palestinien, une absence s’impose avec une constance troublante : celle des Palestiniens eux-mêmes. Non pas leur absence physique – leurs morts, leurs ruines, leurs visages d’enfants saturent périodiquement l’écran – mais leur absence discursive, narrative, politique. Les Palestiniens sont omniprésents comme corps, mais absents comme sujets. Ce paradoxe n’est pas anecdotique. Il dit quelque chose de la manière dont les sociétés occidentales se représentent ce conflit, et, plus profondément, de celle dont se fabrique une « terre à prendre ».
L’effacement lexical : un conflit sans colonisés
La fabrication d’un monde où l’occupé n’existe que dans le miroir du dominant.
Les mots font l’histoire autant qu’ils la racontent. Or, dans le lexique médiatique dominant, le conflit israélo-palestinien se trouve dépolitisé par le choix des termes : « affrontements », « ripostes », « escalades ». Autant d’expressions symétriques qui placent les deux parties sur un même plan, comme si l’on assistait à un désaccord entre États égaux. Le mot « colonisation », pourtant documenté par le droit international, disparaît presque toujours.
Le terme « occupation » n’est mentionné que dans les notes de bas de page ou les interventions de chercheurs minoritaires. Cette neutralisation du langage produit une illusion d’équilibre : elle efface la dissymétrie fondamentale entre un pouvoir occupant et un peuple colonisé. C’est le premier acte de ce que le philosophe Edward Said aurait nommé une mise en récit impériale : la fabrication d’un monde où l’occupé n’existe que dans le miroir du dominant.
L’effacement médiologique : l’invisibilité comme méthode
Cette neutralisation lexicale se double d’une stratégie médiologique d’effacement. Sur les plateaux de télévision, dans les colonnes des quotidiens, la parole palestinienne est raréfiée. Les interlocuteurs autorisés à commenter la situation sont le plus souvent des diplomates, des militaires, des géopoliticiens – rarement des journalistes, des intellectuels ou des chercheurs palestiniens.
Israël parle, la Palestine est parlée.
Leur expérience du quotidien, leur compréhension historique, leur regard sur la société palestinienne contemporaine sont relégués à la marge. L’espace médiatique occidental se structure ainsi selon une hiérarchie implicite : Israël parle, la Palestine est parlée. L’un est sujet du discours, l’autre objet du commentaire. À ce titre, l’absence de voix palestiniennes n’est pas un accident mais une condition de possibilité de la narration dominante : celle d’un conflit sans peuple, d’un territoire vidé de subjectivité.
L’effacement cartographique : la géographie comme idéologie
Ce que la carte efface aujourd’hui, la politique pourra l’effacer demain.
Les cartes diffusées dans la presse achèvent ce processus d’abstraction. La bande de Gaza y est souvent représentée comme une enclave sans habitants ; la Cisjordanie, comme un territoire administratif morcelé. Les frontières mouvantes, les zones « A », « B », « C » issues des accords d’Oslo, les colonies illégales, les checkpoints : tout cela se dilue dans une géographie graphique simplifiée, lisible, mais amputée de sa réalité.
Cette cartographie aseptisée, présentée comme objective, participe d’une idéologie visuelle : elle prépare les imaginaires à considérer la Palestine comme un espace à redessiner, à réorganiser, à réattribuer. La carte devient un instrument de dépossession symbolique. Ce que la carte efface aujourd’hui, la politique pourra l’effacer demain.
De l’invisibilité à la vacance : la terre comme fiction
L’effacement du peuple palestinien ne relève donc pas d’un simple biais médiatique : il constitue une opération de pouvoir. Car dans les régimes de représentation, rendre invisible, c’est rendre possible. Un territoire sans visage, un peuple sans voix, une histoire sans narrateurs : autant d’éléments qui préparent l’idée d’un espace vacant.
Cette logique trouve ses racines dans la rhétorique coloniale classique, celle de la terra nullius – la terre sans maîtres, que l’on peut occuper au nom du progrès, de la civilisation ou de la sécurité. Invisibiliser les Palestiniens, c’est les replacer dans cette fiction du vide : un vide à remplir, à sécuriser, à posséder. L’effacement médiatique devient alors le miroir d’un effacement territorial.
La fabrique du vide
Une Palestine perçue comme terre vide, donc terre à prendre.
Loin d’être un simple effet de cadrage, l’invisibilisation des Palestiniens participe d’une construction idéologique plus large : celle d’un monde où la Palestine n’existe que comme décor d’un drame géopolitique. Dans ce monde-là, les Palestiniens ne sont ni auteurs ni témoins, mais variables d’ajustement. Or, toute invisibilisation est performative : elle prépare le terrain – symboliquement d’abord, matériellement ensuite – à la dépossession. Ainsi, derrière la mise à distance, la prudence lexicale et la neutralité feinte se profile une idée redoutable : celle d’une Palestine perçue comme terre vide, donc terre à prendre.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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