Israël-Palestine : la guerre des mots

Apartheid, génocide, crime de guerre… Autant de termes piégés qui contribuent aux divisions au sein de la gauche. D’où la nécessité de s’entendre sur leur définition.

Denis Sieffert  • 2 mai 2024 abonné·es
Israël-Palestine : la guerre des mots
"Imaginez être du mauvais côté d'un génocide." Manifestation pour Palestine, à San Francisco (États-Unis), en mai 2021.
© Patrick Perkins / Unsplash

À Gaza, l’armée israélienne est-elle coupable de génocide ? Un apartheid est-il à l’œuvre en Cisjordanie ? Le conflit israélo-palestinien est-il de nature coloniale ? Ces questions, les Palestiniens ne se les posent pas. Ils y ont répondu depuis longtemps. Mais, en France, elles divisent la gauche. La France insoumise répond par l’affirmative. Les Verts, eux, sont partagés. C’est beaucoup plus compliqué au Parti socialiste, au tropisme historique pro-israélien. L’un des hommes en pointe dans ce débat, le député socialiste de l’Essonne Jérôme Guedj, nous dit ses craintes : «Je n’aime pas les concepts importés.» Ces mots qui viennent d’une autre histoire. Il enfonce le clou : «Si on dit qu’Israël est un pays colonial qui commet un génocide et pratique l’apartheid, on le délégitime.» La grande angoisse existentielle !

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Et pourtant, la réalité est têtue. L’apartheid se définit bien comme « un système de domination d’un groupe racial sur un autre », et par la commission d’« actes inhumains tels que transferts forcés de population ». Nous y sommes, et depuis longtemps. La question est plus complexe en ce qui concerne le génocide. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, en 1948, a introduit la notion d’intentionnalité. Il faut démontrer que les auteurs des actes en question ont eu « l’intention de détruire physiquement un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Là encore, à Gaza, nous n’en sommes pas loin : famine organisée, privation d’eau potable, destruction systématique d’écoles et d’hôpitaux. Ajoutons les déclarations de ministres comparant les Palestiniens à des animaux.

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Pourtant, les instances internationales hésitent. Le 26 janvier, la Cour internationale de justice (CIJ) a reconnu le « risque plausible de génocide ». Saisie par l’Afrique du Sud, la cour a jugé qu’Israël viole la convention de 1948 et demandé à l’État hébreu de prendre six mesures conservatoires pour prévenir le risque de génocide. Aucune n’a été appliquée. La CIJ franchira-t-elle le pas ? Mais pour quel résultat quand le coupable est « du côté du manche » occidental ? Pour l’instant, on en reste donc aux qualifications de crime de guerre (« le fait de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile »), ou crime contre l’humanité (« dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile »), qui viseront au moins autant le Hamas.

Un autre mot a fait polémique au lendemain du 7 octobre : terrorisme. Ceux qui ont refusé cette caractérisation ont nié une évidence. Mais l’usage que le gouvernement israélien en a fait, interdisant toute contextualisation de l’attaque, et amalgamant le Hamas à Daech pour lui dénier son identité palestinienne et gommer le caractère colonial du conflit, est une bonne illustration de la manipulation des concepts. La vérité est à trouver sous la plume d’Alain Gresh : « Si l’on qualifie le Hamas d’organisation terroriste, il faut qualifier Israël d’État terroriste (1) ».

1

Palestine. Un peuple qui ne veut pas mourir, Alain Gresh, Les Liens qui libèrent, 2024. Nous y reviendrons dans une prochaine édition.

Quant au colonialisme, personne à gauche n’en conteste la réalité, mais à condition que l’on ne remonte pas trop le fil de l’histoire. Car si Israël est un « fait colonial », comme l’a analysé dès 1967 l’orientaliste Maxime Rodinson, c’est désormais un fait accompli qu’on ne saurait remettre en cause. En revanche, la colonisation intensive de la Cisjordanie, assortie de pogroms (encore un mot « importé » que nous assumons), est l’obstacle majeur à la résolution du conflit. C’est bien l’installation de 700 000 colons sur les terres palestiniennes qui fait douter de la faisabilité d’un État palestinien disposant d’une continuité territoriale. Et c’est ce qui relance le débat sur l’État binational.

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L’idée est héritée de grands penseurs juifs d’avant-guerre, comme Martin Buber, Judah Magnes, puis Hannah Arendt. Elle a été reprise en 1969 par le Fatah de Yasser Arafat. Elle s’oppose à la notion d’État juif, et plus encore depuis la loi racialiste de juillet 2018, qui a biffé toute référence à la démocratie. Elle est philosophiquement l’idée la plus ­humaniste et la plus laïque. Mais beaucoup de juifs y voient la destruction d’Israël en tant qu’État spécifiquement juif. Elle requiert donc un climat de confiance mutuelle et d’acceptation du droit comme référence commune. Ce qui n’est pas vraiment d’actualité.

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Comme on le voit, c’est le propre de ce conflit de proposer un lexique dont chaque terme est ambivalent. Ainsi, le mot central de cette longue histoire, sionisme, est lui-même à double sens. Sa dimension première est coloniale. Mais la propagande israélienne, adoptée par la doxa officielle, française notamment, en a fait un synonyme d’Israël. Selon cette logique, être antisioniste, c’est vouloir la destruction d’Israël. Il en va de ce mot comme de tous les autres : c’est la puissance dominante qui en dicte la signification. Et quiconque se hasarde à en revendiquer le sens premier est qualifié d’antisémite. Un terme dramatiquement condamné à la perte de sens à force de devenir l’arme ultime de la propagande.

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