La qualification d’antisémitisme, « une confusion volontaire entre le religieux et le politique »

Dans un ouvrage aussi argumenté que rigoureux, l’historien Mark Mazower revient sur l’histoire du mot « antisémitisme » et s’interroge sur l’évolution de son emploi, notamment quand il s’agit d’empêcher toute critique de l’État d’Israël.

Olivier Doubre  • 9 octobre 2025 abonné·es
La qualification d’antisémitisme, « une confusion volontaire entre le religieux et le politique »
Manifestation en Allemagne le 11 novembre 2023. « L’antisionisme n’est pas de l’antisémitisme. »
© Christoph Reichwein / dpa Picture-Alliance / AFP

Antisémitisme. Métamorphoses et controverses, Mark Mazower, traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, La Découverte, 378 pages, 23,50 euros.

Critiquer la politique de l’État ­d’Israël, est-ce antisémite ? L’anti­sionisme est-il forcément de l’antisémitisme ? Comment ce mot, apparu seulement à la fin du XIXe siècle, a-t-il d’abord désigné une réalité qui était « la face cachée de la modernité occidentale », puisque cherchant à « saper le principe d’égalité juridique entre les citoyens », avant que son sens ne commence à se brouiller avec la création de l’État d’Israël et la prise de conscience progressive de la Shoah ? L’historien spécialiste de l’Europe, notamment des XIXe et XXe siècles, Mark Mazower, professeur à l’université new-yorkaise Columbia, analyse le retournement du sens de ce terme et ses usages chargés d’étouffer « en contrebande » toute critique d’Israël.

Vous rappelez qu’après 1948, en Israël, il ne fallait pas trop parler de la Shoah, car il fallait donner l’image d’un peuple en train de construire son pays, avec un « homme nouveau », fort, et non une victime. Mais, alors que ces questions ont longtemps paru distinctes, la mémoire de la Shoah, la lutte contre l’antisémitisme et le soutien à l’État d’Israël se sont étroitement mêlées ces dernières décennies. Comment cette évolution est-elle advenue ?

Mark Mazower : Tout d’abord, cette évolution a été concomitante d’un changement de génération, en Israël et au-delà. Les survivants de la Shoah, notamment ceux qui ont construit l’État d’Israël après la Seconde Guerre mondiale, ont disparu progressivement et, en même temps, l’opinion politique a fortement glissé de la gauche vers la droite, avec une montée importante du Likoud [le parti conservateur israélien, N.D.L.R.].

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Notamment à partir de l’arrivée au pouvoir de ­Menahem Begin, dont la vision du monde reposait à la fois sur la mémoire de l’Holocauste et une posture de conquérant. Cela représente donc un changement politique profond. À partir de la fin des années 1970, Israël a, de ce point de vue, anticipé le déplacement sur les échiquiers politiques vers une droite nationaliste hégémonique (auquel on assistera par la suite en Europe et au-delà), à qui la mémoire de la Shoah a peu à peu servi d’argument incontestable.

Vous poursuivez en montrant que l’on assiste à un « glissement sémantique », voire à un changement de paradigme, concernant l’utilisation de la mémoire de la Shoah. Quels effets cela aura-t-il sur l’acception ancienne de l’antisémitisme de la fin du XIXe siècle ?

Selon moi, ce « vieil » antisémitisme est assez simple, dans le sens où il recouvre un préjugé ethnique. On peut bien sûr discuter de la définition des catégories mais, en gros, cela provient de la façon dont on comprend la position des Juifs dans les sociétés européennes, en tant que minorité, ou en tant qu’ethnie minoritaire dans ces sociétés faisant face à un tel préjugé. J’ai grandi dans l’Angleterre des années 1970, à Londre, et il n’y avait pas de discussion sur ce point, quant à la définition même de l’antisémitisme.

Aujourd’hui, c’est beaucoup plus confus, parce que beaucoup de gens prétendent – et sont même persuadés – que, si vous contestez ou simplement critiquez la politique de l’État juif, Israël en l’occurrence, vous êtes forcément antisémite. Et cette affirmation a été de plus en plus courante et diffusée, de manière toujours plus exagérée, au cours des vingt dernières années, à mesure que la droite israélienne s’efforçait d’identifier, de faire correspondre – en insistant sur ce point de façon tout à fait consciente – le peuple juif à l’État d’Israël.

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Or, si l’on se réfère au sionisme des débuts, la très grande majorité des sionistes avant le Seconde Guerre mondiale n’auraient jamais fait un quelconque rapprochement entre l’antisémitisme (du moins tel qu’ils le connaissaient) et l’État d’Israël. Qu’ils aient été de droite ou de gauche ! Ils n’auraient jamais pensé que l’antisémitisme avait quelque chose à voir avec le fait de critiquer Israël (et sa politique). Les sionistes les plus fanatiques disaient simplement que les Arabes allaient les haïr, non parce qu’ils étaient antisémites, mais parce qu’on allait leur prendre leurs terres.

Je pense que ce glissement sémantique est récent et qu’il a été mis en œuvre par les puissantes organisations juives états-uniennes.

C’est pourquoi je pense que ce glissement sémantique est tout à fait récent et qu’il a été mis en œuvre par les puissantes organisations juives états-uniennes. Dans des synagogues outre-Atlantique, on peut ainsi voir des Juifs venus assister à une cérémonie religieuse entonner l’hymne national israélien. Et cette confusion volontaire entre le religieux et le politique fait que beaucoup de gens ne différencient plus les deux choses. La politique d’Israël, en tant qu’État, ne peut donc être critiquée sans être de l’antisémitisme.

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Si ces gens l’entendent ainsi, on pourrait se dire qu’après tout ça les regarde, mais si c’est considéré ainsi par la société tout entière, alors le refus d’admettre toute critique de la politique israélienne ne souffre plus aucune exception. Et c’est un sérieux problème pour qui se préoccupe simplement de questions politiques et géopolitiques.

Vous rappelez « l’invocation constante de la Shoah par ceux qui dénoncent un “nouvel antisémitisme” » du monde arabe ou des soutiens aux Palestiniens. Beaucoup parlent aujourd’hui d’un génocide à Gaza. L’emploi d’un terme aussi marqué historiquement n’est-il pas problématique ou du moins compliqué ?

La question que tout le monde se pose aujourd’hui est : assiste-t-on aujourd’hui à un génocide à Gaza ? S’agit-il oui ou non d’un génocide ? Mais, surtout, pourquoi est-ce une question intéressante ? Après tout, on pourrait dire qu’il s’agit d’un crime de masse, d’un massacre de masse… Est-ce que cela rendrait la chose meilleure ? Je n’en suis pas sûr ! C’est pourquoi la question vraiment intéressante, selon moi, est : pourquoi les gens posent-ils cette question à propos du terme « génocide » ? Et il est évident qu’ils la posent parce que la Shoah est désormais fortement associée à la naissance d’Israël et à sa justification.

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C’est bien là tout le problème : comment un événement du passé advenu en Europe peut-il devenir une possible justification pour ce qu’entend faire le gouvernement israélien ? Si on analyse cela froidement, c’est absurde ! Et cette absurdité remonte aux années 1950, lorsque le gouvernement d’Israël a fait adopter la loi pour la création de Yad Vashem (1), qui a fait de toutes les victimes de la Shoah des citoyens israéliens. Or personne n’a demandé à ces personnes ce qu’elles pensaient de la création d’Israël ! Et la probabilité statistique eût été qu’une majorité d’entre elles n’était pas sionistes.

1

Grand musée et centre de recherches à Jérusalem sur la Shoah.

Quand cette loi a été votée dans les années 1950, presque personne ne s’en est préoccupé, mais aujourd’hui il y a un grand nombre de gouvernements à travers le monde qui ont finalement admis cette acception voulue alors par Tel-Aviv. Or le droit d’Israël de parler au nom des disparus de la Shoah est selon moi extrêmement problématique. Je renvoie sur ce point à l’ouvrage fondamental de l’historienne israélienne Idith Zertel sur l’instrumentalisation des morts de la Shoah par les exécutifs israéliens (2). L’usage du terme « antisémitisme » repose en grande partie sur cette instrumentalisation. Et permet de justifier jusqu’à des massacres de masse commis par le pouvoir en place à Tel-Aviv.

2

La Nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, Idith Zertel, La Découverte, 2008.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Olivier Doubre.

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