Travailler, penser, écrire depuis les quartiers populaires

Face aux clichés médiatiques et au mépris académique, une génération d’intellectuel·les issu·es des quartiers populaires a pris la parole et la plume. Leurs travaux, ancrés dans le vécu, mêlent sciences sociales, luttes et récits intimes. Ils rappellent que depuis le terrain des quartiers on produit du savoir, on écrit, on lutte.

Olivier Doubre  • 24 octobre 2025 abonné·es
Travailler, penser, écrire depuis les quartiers populaires
Lask, originaire du quartier Radar (Sevran).
© Florimages

Les révoltes qui ont secoué les quartiers populaires un peu partout en France à l’automne 2005 ont suscité une forte et légitime émotion dans tout le pays et au-delà. Elles ont assurément concentré les regards, non seulement sur l’Hexagone (on se souvient des fameuses « no go zones » indiquées à grand renfort de cartes et d’infographies par les chaînes d’information en continu états-uniennes), mais en particulier sur les quartiers dits populaires, cités, grands ensembles, banlieues ou périphéries, voire « ghettos ».

‘Les quartiers’ ne sont pas des phénomènes périphériques mais des lieux de vie, de travail, d’inventivité et de pensée.

Au-delà du fait médiatique, ces événements ont bel et bien mis en lumière que « les quartiers » ne sont pas des phénomènes périphériques mais des lieux de vie, de travail, d’inventivité et de pensée. Les quartiers populaires ne sont plus seulement des objets d’étude ou des terrains d’enquête – les travaux ont été nombreux, dont les objets et les angles de recherches ont évolué aux cours des vingt dernières années –, mais sont devenus des lieux d’énonciation, des espaces de production intellectuelle et politique à part entière.

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Dans les pages de Politis, notamment à travers la rubrique « Intersections », une nouvelle génération de chercheuses, militantes et intellectuelles issues ou proches de ces territoires redéfinit les contours du savoir critique. Kaoutar Harchi, par exemple, dans son texte « Laissez les personnes non-blanches faire de la politique ! », ou encore Nesrine Slaoui, qui analyse dans « Sous l’algorithme de TikTok, le patriarcat » les rapports de genre et de racialisation dans les milieux populaires, portent des voix incarnées, situées, profondément ancrées dans le réel.

Ulysse Rabaté Streetologie

Ce mouvement témoigne d’une recherche engagée, féministe, antiraciste et décoloniale, qui déplace le centre de gravité du débat intellectuel. Ces approches font émerger une autre lecture des quartiers populaires : non plus comme des zones de relégation, mais comme des laboratoires d’expériences sociales et politiques. Le chercheur Ulysse Rabaté, dans Streetologie. Savoirs de la rue et culture politique (Éditions du commun, 2024) montre combien la rue est un espace de production de savoirs, de langages et de pratiques qui participent pleinement à la vie démocratique.

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« Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques », rappelle-t-il. Cette affirmation vient bousculer le récit dominant d’une banlieue qui ne serait que dans la réaction émotionnelle. Elle réhabilite les pratiques ordinaires – la conversation, le rap, le graffiti, les réseaux sociaux – comme autant de formes d’engagement et de résistance.

À la croisée des luttes

L’intersectionnalité, elle aussi, s’ancre dans ces territoires. Loin de rester un concept académique, elle s’y vit, se parle et se performe. On ne parle plus seulement de chômage, d’insécurité ou de révolte, mais d’amour, de désir, d’affectivité, de corps et de genre. Ainsi, le journaliste et écrivain de 30 ans Anas Daif, s’affirme-t-il comme l’une des nouvelles voix.

Dans Et un jour, je suis devenu arabe (éd. Tumulte, 2024) il explore son identité arabe et queer, longtemps invisibilisée ou stigmatisée. À travers ce « livre de contre-assignation », il dénonce l’absence de modèles auxquels s’identifier et interroge les effets de la blanchité dominante sur la représentation de soi. Entre introspection et engagement, son œuvre devient un espace de reconquête symbolique et politique des identités minoritaires.

Et un jour je suis devenu arabe Anas Daif

Parallèlement, une réflexion neuve émerge autour de l’écologie populaire avec les travaux de Fatima Ouassak. Elle développe une pensée de l’écologie populaire ancrée dans les luttes des classes populaires, des quartiers populaires et des personnes racisées. Elle critique une écologie institutionnelle et bourgeoise souvent déconnectée des réalités sociales, et plaide pour une écologie de justice, articulant antiracisme, féminisme et lutte sociale. Pour elle, la défense du vivant passe par la reconquête du pouvoir politique par les habitants des quartiers populaires, notamment à travers les mères et les enfants, figures centrales dans son travail.

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Un enjeu politique majeur

Les luttes contre les violences policières et les politiques urbaines imposées font également l’objet de nombreux travaux. Parce que les quartiers populaires ne sont pas seulement des lieux où s’exerce la répression : ils deviennent aussi des terrains d’analyse critique du rapport à l’État et au droit. Les habitants, souvent racisés, subissent une « répression à bas bruit », et développent des formes de résistance, des pratiques juridiques et militantes qui traduisent une véritable expertise citoyenne. Des ouvrages récents ont exploré le thème des violences d’État et, plus particulièrement, des violences policières, en mêlant approches artistiques, documentaires et universitaires.

Prendre au sérieux les savoirs produits dans les quartiers populaires, c’est rompre avec le mépris de classe.

Parmi les plus marquants, Police partout, justice nulle part ? d’Anne-Sophie Simpere (éd. Massot, 2023) examine les parcours judiciaires des victimes de violences policières, tandis que la BD Casti : quand l’État mutile (Laura Kotelnikoff-Beart, Antoine Aubry, Aurel et Kathrine Avraam, éd. Delcourt, 2023) retrace le combat d’un jeune homme grièvement blessé par un tir de LBD. Dans L’État hors-la-loi (éd. La Découverte, 2023), l’avocat Arié Alimi analyse l’usage de la force policière à travers les dossiers qu’il défend, et Malika : généalogie d’un crime policier de Jennifer Yezid (éd. Hors d’atteinte, 2023) revient sur un drame familial causé par une bavure en 1973.

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La pièce Oasis Love de Sonia Chiambretto, quant à elle, donne la parole aux jeunes des quartiers populaires pour évoquer leur rapport à la police et à l’amour. Côtés documentaires, les films Un pays qui se tient sage de David Dufresne, Violences policières : le combat des familles d’Inès Belgacem, À nos corps défendants du collectif Désarmons-les, et le podcast Gardiens de la paix d’Ilham Maad offrent des perspectives fortes sur la répression, la quête de justice et le racisme institutionnel.

Cette effervescence intellectuelle, artistique et militante a des effets visibles dans les champs médiatique et académique. Les quartiers ne sont plus seulement « étudiés » : ils s’écrivent, se racontent, se théorisent depuis l’intérieur. Pour la gauche critique, cette reconnaissance n’est pas une option symbolique : c’est un enjeu politique majeur.

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Prendre au sérieux les savoirs produits dans les quartiers populaires, c’est rompre avec le mépris de classe, avec l’idée que la culture politique n’appartiendrait qu’aux cercles intellectuels légitimes. C’est affirmer qu’ils sont des lieux de pensée et d’action politique. Les quartiers populaires, loin d’être les angles morts du débat public, en deviennent aujourd’hui le foyer incandescent.

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