Rébecca Chaillon cyberharcelée : l’extrême droite, un fantôme sur le banc des accusés
Sept personnes comparaissaient la semaine dernière devant le tribunal de Paris pour cyberharcèlement à l’encontre de la metteuse en scène Rébecca Chaillon et de sa productrice. Si Gilbert Collard et Éric Zemmour étaient à l’origine de cette vague de haine, ils n’ont pas été inquiétés pour autant.

Tout est parti d’une photographie. En juillet 2023, le photographe de plateau Christophe Raynaud de Lage capture un moment fort d’une pièce présentée au Festival d’Avignon. On y voit une actrice du spectacle Carte noire nommée désir de la metteuse en scène française Rébecca Chaillon, un harnais autour de la taille, sur lequel des poupons en plastique sont embrochés. Là où l’artiste proposait une critique des stéréotypes racistes pesant sur les femmes noires, la fachosphère n’a vu que la couleur de peau de la comédienne et celle des poupées.
Ils ont pris pour cible une femme qu’ils ne connaissent pas, simple support de leur haine.
R. Kempf
Dans un communiqué de presse, la députée Rassemblement nationale (RN) du Vaucluse Catherine Jaouen se dit « choquée » de cette scène. Elle dénonce aussi la « séparation noir/blanc » réalisée parmi le public au début de la pièce. S’en suit une publication Facebook de l’ancien avocat et alors député européen d’extrême droite Gilbert Collard, suivi par près de 480 000 personnes et un tweet sur X d’Éric Zemmour, président du parti Reconquête, aux 550 000 abonnés.
Ils dénoncent, en légende de l’image, un « racisme anti-Blanc », une volonté « d’apartheid » et de « génocide ». Leurs publications, partagées et commentées par milliers, déclenchent la polémique, puis un harcèlement physique et en ligne visant les artistes – à l’origine du procès de sept personnes la semaine dernière. Aucun des prévenus, âgés de 45 à 70 ans, n’avait vu la pièce.
« Ce qui est frappant, explique Me Raphaël Kempf, avocat de Rébecca Chaillon et de la productrice du spectacle Mara Teboul, qui a elle aussi porté plainte pour cyberharcèlement aggravé à caractère antisémite, c’est cette absence de curiosité envers le travail de l’artiste. Ils ont pris pour cible une femme qu’ils ne connaissent pas, simple support de leur haine. »
Argument d’autorité
L’avocat y voit aussi une adhésion massive aux discours des élus politiques, instigateurs de la désinformation : « Plusieurs des prévenus ont commenté la publication de Gilbert Collard, que l’un d’entre eux appelait Monsieur Collard, en signe de respect. Les propos de ces élus servent en quelque sorte d’argument d’autorité », et donnent ainsi un vernis légitime à leurs commentaires, gifs et autres menaces de mort.
Pourtant, il y a fort à parier que les élus n’ont pas vu la pièce. « Dans les cas de cyberharcèlement, observe-t-il, des leaders d’opinion – politiques, journalistes ou influenceurs – désignent une cible, et leur communauté déverse ensuite sa haine. »
L’avocat au barreau de Paris connaît bien ces mécanismes. En décembre 2022, il était l’avocat d’une professeure de l’Institut d’études politiques de Grenoble, cyberharcelée suite à une polémique complexe et médiatisée qui opposait plusieurs professeurs en 2021, quelques mois seulement après l’assassinat de Samuel Paty.
Suite à un conflit avec un professeur d’histoire-géographie accusé d’islamophobie, l’universitaire, ancienne directrice du laboratoire de sciences sociales de Grenoble, avait vu son nom et son statut affichés sur CNews, dans la bouche de Pascal Praud. Une situation qui l’avait mise en danger et qui avait entraîné un cyberharcèlement violent, dans le contexte très tendu des polémiques sur « l’islamo-gauchisme » à l’université.
Fait à noter : les publications Facebook commentées par les dix cyberharceleurs jugés en 2022 se trouvaient pour la plupart sur des groupes de soutien à Éric Zemmour et à Marion Maréchal. À l’époque, Me Raphaël Kempf avait porté plainte contre celui qui avait alors fait office de « leader d’opinion », Pascal Praud. Ce dernier avait été relaxé. « Malgré la grande diversité des profils des cyberharceleurs, on retrouve des caractéristiques communes : une adhésion de la droite radicale voire à l’extrême droite, une tendance à s’informer sur les réseaux sociaux et les médias réactionnaires, type CNews, Valeurs actuelles », rapporte-t-il.
Un des prévenus dans le procès pour cyberharcèlement de Rébecca Chaillon, Philippe Soulié, ancien ingénieur et chef d’entreprise à la retraite, est d’ailleurs adhérent à Identité Libertés, le parti présidé par Marion Maréchal.
Chambre d’écho
Peut-on parler d’une campagne orchestrée par les politiques et relayée par les militants ? « Sympathisants, pas forcément militants, répond Me Arié Alimi, avocat au barreau de Paris et vice-président de la Ligue des droits de l’Homme. Ils agissent comme chambres d’écho des valeurs de ces figures d’extrême droite. Les élus allument la mèche, sachant que leur meute poursuivra le harcèlement. » Selon lui, ces actions s’organisent souvent via des boucles WhatsApp ou des « fermes à trolls », outils de diffusion idéologique auxquels la justice ne remonte presque jamais. Et ces leaders d’opinions eux, ne sont jamais inquiétés.
Je ne me sens pas armée face à des gens qui maîtrisent si bien leurs paroles.
R. Chaillon
Rébecca Chaillon avait d’abord envisagé de poursuivre les élus à l’origine des publications, avant d’y renoncer : « Je n’ai pas la force. Nous sommes des artistes, pas des militants. Je ne me sens pas armée face à des gens qui maîtrisent si bien leurs paroles », confie-t-elle, tout en se disant reconnaissante et chanceuse du travail de la justice dans son cas.
Faut-il les attaquer en diffamation ? « Ce serait une procédure complexe, estime Me Arié Alimi. La liberté d’expression est très protégée, en particulier dans le domaine de l’opinion. Ce sont des dossiers qui demandent beaucoup d’énergie. » Mais surtout, « ces initiateurs de la désinformation sont fourbus à l’art de la petite phrase qui ne sera pas poursuivie, celle qui choquera, fera le buzz sans tomber dans la diffamation. Ils connaissent très bien les critères de la jurisprudence et la protection de la liberté d’expression. »
Rébecca Chaillon est lucide : « On sait bien qu’au procès, derrière les prévenus, qui s’exposent à des risques juridiques et à des lourdes sanctions, se cachent des personnes avec beaucoup de visibilité, qui passent entre les mailles du filet. C’est hyperviolent ». Mercredi dernier au tribunal de Paris, le procureur a requis des peines de prison différenciées avec sursis, des amendes et une inéligibilité pendant un an pour les prévenus. Le délibéré sera rendu le 16 décembre.
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