Lecornu : sans 49.3 mais avec un chèque en blanc au RN

Le premier ministre a annoncé renoncer au 49.3 pour gouverner. Une déclaration, saluée par Marine Le Pen, qui banalise encore un peu plus la dépendance de l’exécutif au Rassemblement national.

Pierre Jacquemain  • 3 octobre 2025
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Lecornu : sans 49.3 mais avec un chèque en blanc au RN
Marine Le Pen devant Matignon, après son rendez-vous avec Sébastien Lecornu dans le cadre des consultations des différents partis politiques, le 3 octobre 2025.
© Anne-Christine Poujoulat / AFP

Le renoncement surprise affiché par Sébastien Lecornu à dégainer, une fois de plus, le 49.3 pour faire passer le budget n’a rien d’un geste de grandeur démocratique. C’est au contraire le symptôme le plus éclatant d’une impasse politique. Le gouvernement, minoritaire, n’a pas su ou voulu construire un compromis large, stable et assumé : il préfère visiblement parier – on ne voit pas d’autres explications – sur une abstention stratégique du Rassemblement national sur le vote du budget.

Ces signaux dessinent une stratégie fondée sur le refus d’assumer un affrontement démocratique avec les forces d’opposition.

Voilà donc ce qu’est devenue la majorité silencieuse sous la Ve République : une majorité fantôme, construite sur le mutisme complaisant de l’extrême droite. Sous couvert d’un « respect retrouvé » du Parlement, l’exécutif joue en réalité un jeu dangereux, celui de la banalisation. Il normalise l’idée qu’un gouvernement sans majorité puisse tenir debout grâce à la bienveillance passive – mais bien réelle – du RN.

Ce n’est pas une avancée démocratique, mais une glissade inquiétante. Une forme de troc invisible se met en place, sans vote formel ni accord signé, mais avec des gestes, des clins d’œil, des gages. Car ne nous y trompons pas : ces gestes existent.

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La veille d’une réunion stratégique avec les parlementaires, l’exécutif a annoncé, en catimini, des pistes de mesures à tonalité franchement droitière : réforme de l’aide médicale d’État (AME), sujet cher à l’extrême droite et à une partie des Républicains, maquillé en mesure de « justice budgétaire » ; augmentation des crédits pour la sécurité intérieure, accompagnée d’une rhétorique sur « l’autorité de l’État » dans les quartiers dits « sensibles » ; réduction ciblée des dépenses sur les dispositifs de transition écologique jugés « peu efficaces », manière de ne pas froisser un électorat climatosceptique ou pro-voiture ; ou encore promesse de baisser les dépenses sociales « non contributives » – formule floue mais qui sonne comme une musique familière à la droite.

On parle même, en coulisses, d’un amendement sur les conditions d’attribution des allocations familiales aux étrangers non ressortissants de l’UE, un marqueur idéologique du RN. Le gouvernement ne l’endosse pas frontalement, mais il laisse la porte ouverte à des « discussions », des « adaptations », voire à une abstention bienveillante si ce type d’amendement venait d’un autre groupe.

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Ces signaux ne sont pas de simples coïncidences. Ils dessinent une stratégie du « pas de vague », fondée sur le renoncement à porter une vision claire et sur le refus d’assumer un affrontement démocratique avec les forces d’opposition. Aujourd’hui, le gouvernement ne cherche plus à convaincre : il cherche à séduire par petites touches ceux qui pourraient le laisser faire. Il ne gouverne plus, il quémande.

Autre homme, même copie

Et que contient ce budget présenté comme un « cap » pour le pays ? Selon plusieurs sources qui ont mis la main sur le budget envoyé par Matignon au Haut conseil pour les finances publiques, il s’agirait d’une pâle copie du texte que François Bayrou avait tenté de faire exister. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un empilement de compromis techniques, de gels budgétaires, d’arbitrages sans souffle. Rien sur la réforme fiscale de fond. Rien pour les services publics, laminés. Rien pour la bifurcation écologique. Rien, surtout, qui puisse offrir une alternative crédible à la montée de la colère sociale.

Ce texte n’est pas pensé pour les classes populaires ni pour la jeunesse : il est calibré pour apaiser les doutes d’une droite conservatrice en quête de repères et flatter, à mots couverts, les obsessions sécuritaires et identitaires du RN. Dans cette logique de survie budgétaire, Lecornu ne gouverne pas : il cède. Il ne bâtit pas de compromis républicain : il organise une dérive insidieuse où l’extrême droite devient l’arbitre discret du jeu parlementaire.

Ce texte n’est pas pensé pour les classes populaires ni pour la jeunesse : il est calibré pour apaiser les doutes d’une droite conservatrice.

Le 49.3 n’est pas employé ? Tant mieux, dit-on – une première sous le règne de Macron II. Mais on oublie que l’article 47-1 permet toujours de passer outre l’Assemblée au bout de 20 jours, et que la procédure de vote bloqué reste à portée de main. Ce n’est pas un sursaut parlementaire, c’est un maquillage institutionnel.

Dans ce contexte trouble, la gauche ne pourra pas se contenter d’une posture critique. Elle devra choisir entre dispersion stérile et stratégie collective. Le précédent de la taxe Zucman, arrachée lors du budget précédent, montre que des victoires ponctuelles sont encore possibles, à condition de jouer groupé, de cibler les lignes de fracture au sein de la majorité, et de parler au pays avec clarté et constance.

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L’enjeu n’est pas seulement de faire entendre une opposition morale, mais de réintroduire dans le débat budgétaire un horizon de justice fiscale, sociale et écologique. Et ne rien céder sur la réforme des retraites dont il faudra obtenir le retrait – fut-ce même par un nouveau vote symbolique qui recueillera une majorité de suffrage au Palais Bourbon.

Car ne nous y trompons pas : la perspective d’une chute de Lecornu semble se réduire tout autant que celle d’une dissolution. L’Élysée ne prendra pas ce risque. Et le ministre des Armées devenu premier ministre, bien qu’isolé, reste l’exécutant zélé d’un scénario de crise institutionnelle piloté depuis le sommet. À défaut de gouverner, on gère les équilibres, on colmate, on tient. Chaque petite concession faite au RN, chaque sujet qu’on abandonne à la droite radicale, chaque silence complice affaiblit un peu plus la démocratie.

Et pendant que le gouvernement joue aux équilibristes, le pays attend, souffre, s’impatiente. Ce n’est pas seulement un budget qui vacille. C’est toute une conception de la République qui recule, centimètre par centimètre, dans l’indifférence feutrée des couloirs du pouvoir.

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Parti pris et Politique

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