Christian Prigent, un poète dans la cité

Avec Zapp & Zipp 2018-2024, l’auteur publie le deuxième tome de son journal. Il y développe une réflexion passionnante sur le langage poétique, réfléchit sur la société d’aujourd’hui et sur sa propre histoire. Rencontre chez lui, à Saint-Brieuc.

Christophe Kantcheff  • 31 octobre 2025 abonné·es
Christian Prigent, un poète dans la cité
Il y a dans "Zapp & Zipp "une interrogation récurrente, obsessionnelle : qu’est-ce qui fait la spécificité de la poésie ?
© Vanda Benes

Zapp & Zipp 2018-2024 / Christian Prigent / POL, 736 p., 29 euros.

Saint-Brieuc, cité des poètes. Ce n’est pas le syndicat d’initiative de la ville qui le revendique. C’est le constat qui vient à lire le nouvel opus de Christian Prigent, le deuxième volume de son journal : Zapp & Zipp. On y lit ceci : « André Breton : petite enfance à Saint-Brieuc (Les Champs magnétiques en portent la trace) ; […] cite toujours comme précurseurs ses Briochins favoris : Lequier, Villiers, Corbière, Jarry… » C’est donc tout naturellement que nous avons rejoint Christian Prigent chez lui, sur les terres où il est né et a vécu jusqu’à l’âge de 17 ans, quand il lui a fallu partir à l’université de Rennes. Et où il est retourné s’installer après une carrière d’enseignant dans le secondaire.

Tout écrivain rêve d’en arriver au moment où il sera légitime à ses yeux de publier son journal.

C. Prigent

Quelques semaines plus tôt, il avait été aperçu à la Maison de la poésie à Paris, où on lui consacrait un « jubilé » pour son 80e anniversaire. Une quarantaine d’artistes et de poètes s’étaient succédé sur scène pour lire des extraits de son œuvre. Œuvre fondamentale – citons notamment Grand-Mère Quéquette (2003), Météo des plages (2010), ou Chino au jardin (2021) (1) –, l’une des plus fécondes de ces cinquante dernières années, polymorphe (livres de poésie, essais, romans, journaux), nerveuse et inquiète, grinçante et carnavalesque. Très peu présente – euphémisme ! – dans les radars de la critique journalistique en manque de repères.

1

Tous les livres de Christian Prigent cités ont été publiés aux éditions POL.

Après Point d’appui 2012-2018 (2019), voici la suite chronologique de son journal, qui couvre la période allant de 2019 à 2024, Zapp & Zipp. « Tout écrivain rêve d’en arriver au moment où il sera légitime à ses yeux de publier son journal, qui permet la liberté de formes, la variété des registres d’écriture, de parler de tel ou tel sujet de société, sans que se soulève l’exigence impressionnante d’un accomplissement formel », confie Christian Prigent.

« Mettre en tension »

L’écriture ainsi quotidienne du journal s’est imposée à lui il y a un peu plus de dix ans, légitimée par l’œuvre déjà accomplie, et avec laquelle les résonances sont évidemment nombreuses. Peut-être plus encore que dans le volume précédent, parce qu’il y a dans Zapp & Zipp une interrogation récurrente, obsessionnelle : qu’est-ce qui fait la spécificité de la poésie ?

À peine Prigent a-t-il tenté une réponse qu’il en formule une autre quelques jours plus tard, et ainsi de suite, voyant dans le langage poétique la nécessité de « mettre en tension » la phrase (le sens) et le phrasé (le rythme), avec ceci pour objectif : « Ce qui gêne les parlants aux entournures de la pensée, c’est l’intuition que leurs vies sont habitées d’une é-normité qui ne peut se représenter puisque toute représentation est normée par ses codes. Pourtant c’est au rêve d’y parvenir que s’accrochent les pensées des hommes. L’histoire de l’art est l’histoire de cet acharnement. La poésie tente de mettre dans le fini des représentations verbales un peu plus d’infini que ne le fait la moyenne des écrits. »

Christian Prigent n’a pas dévié de ses convictions depuis ses premières publications et le lancement de la revue qu’il a initiée, TXT, en 1969. Contrairement à certains de ses anciens compagnons de combat littéraire qui ont troqué leur panoplie d’avant-gardiste contre un costume mondain (voir les pages sur Sollers), il continue à se situer dans le champ de l’écriture – et non dans celui du style, du « bien écrire », trop proche du sentiment et souvent décoratif – et à espérer en une transformation du monde. Mais selon lui la poésie n’a pas d’effet politique direct.

Sur le même sujet : Christian Prigent : « Il ne faut rien céder sur la poésie »

Celle qui se revendique politique est même souvent dénuée de l’effet qu’elle pense avoir. « Ce n’est pas vraiment dans les textes que cela se passe, dit Prigent. Mais dans la pédagogie de ces textes. Il s’agit d’extraire ce qui, en eux, modifie les conditions de la représentation du monde, donc les façons d’agir sur celui-ci. J’aime certains poèmes qui se veulent directement politiques. Mais non parce qu’ils ont un effet politique, mais parce que cet effet recherché a impulsé une énergie débouchant sur une rythmique qui me séduit. Maïakovski (2), c’est exactement cela. »

2

Vladimir Maïakovski est un poète et dramaturge futuriste soviétique.

Il conserve aussi son admiration pour les écrivains qui ont boule­versé sa vision de la poésie et de la littérature. Dès l’âge de 15 ans avec Rimbaud, auquel s’adjoignent les noms de Rabelais, Mallarmé, Céline, Bataille ou Ponge, et de grands « irréguliers » tels Artaud, Sade ou… Alfred Jarry, encore lui. Dans les rues de Saint-Brieuc avec Christian Prigent, l’auteur d’Ubu roi est souvent présent. Par exemple devant le collège Anatole-Le Braz, qui était anciennement un lycée où il a fait ses études, où son père a été enseignant, et où Jarry a été lui aussi lycéen. Devant le théâtre à la belle architecture La Passerelle, scène nationale, qu’il imagine avoir été fréquenté par le jeune Jarry.

Peuple

Ou encore face à une très curieuse statuette, que l’on date du XVe siècle, sculptée dans un angle de la cathédrale Saint-Étienne, presque à l’abri des regards, et qui représente le Saint-Chiot : « Figurine accroupie, fœtale et défécante, qui serre entre ses dents un objet difficilement identifiable et qui crispe dans cette étrange mastication les muscles de sa face de granit armoricain », telle que la décrit Prigent dans un de ses essais au titre approprié, Ceux qui meRdrent (1991).

Sur le même sujet : Christian Prigent : De la poésie partout

Il ajoute : « Sous le signe héraldique de l’inaugural Saint-Chiot s’avance le cortège des héros jarryques : le scatologue Ubu, sa “gidouille”, son “balai innommable” et ses “choux-fleurs à la merdre”, le vidangeur Barbapoux de Ubu cocu, les Antliaclastes et leur “pompe à merdre”. » Jarry lui-même l’a évoqué dans un de ses poèmes, « Le Miracle de Saint-Accroupi ».

Zapp & Zipp et ses 700 pages contiennent aussi des considérations politiques ou historiques, suscitées souvent par l’extérieur. Comme ces pages sur le peuple, rassemblant des notes prises en vue d’une conférence à Saint-Brieuc demandée à Prigent. On y lit : « Le peuple, j’en suis – n’étant de nulle part ailleurs. Mais “je” est multiple. Pas plus que quiconque, je n’appartiens tout entier au peuple. De même, le peuple n’est à personne. Qui croit qu’il lui appartient, voire prétend qu’il “l’incarne”, pactise du même coup avec ce qui, l’exploitant, le nie. »

Pas plus que quiconque, je n’appartiens tout entier au peuple. De même, le peuple n’est à personne.

C. Prigent

Impossible de ne pas faire le détour par la ­Maison du peuple, construite en 1932 en plein quartier de l’évêché. Devant le bâtiment désormais fermé, voué hélas à la destruction hormis sa façade, une foule de souvenirs remontent : « C’est ici que tous les meetings politiques avaient lieu. Et plein de manifestations artistiques et culturelles. » Édouard Prigent, son père, communiste (de même que sa mère), adjoint au maire puis maire durant deux ans, professeur de français, un intellectuel issu d’un milieu de sabotiers, fut une figure de la cité. Pendant très longtemps, Christian fut fréquemment salué dans la rue comme le fils d’Édouard.

« Chef-d’œuvre ! »

Celui-ci est aussi très présent dans Zapp & Zipp. Comme ici : « Me vient une image de mon père. C’est en 1961. Dans sa classe, debout, tout petit au pied du bureau, il nous lit (en grec) le récit de la mort d’Hector et sa voix est pleine de larmes. » Christian Prigent fut élève dans sa classe. C’est là qu’il entendait le plus ce père mutique à la ­maison. Qui lui a pourtant transmis cette ferveur pour la littérature.

« Par l’intermédiaire de sa bibliothèque, explique-t-il, qui m’était ouverte et où tout ce qui était digne d’être lu se trouvait. Sinon, il lui arrivait d’entrer dans ma chambre, de poser sur mon bureau un livre, comme Le Sang noir, de Louis Guilloux, ou Ulysse, de Joyce, en jetant simplement ce mot : “Chef-d’œuvre !” »

Sur le même sujet : Christian Prigent : La poésie est un sport de combat

Christian Prigent raconte cette anecdote devant la maison où il a grandi, située dans ce quartier, qu’il habite toujours, autrefois ouvrier, à la population d’origine variée. La silhouette rouillée d’un entrepôt est l’ultime témoignage des deux usines métallurgiques qui y rythmaient l’espace sonore. À proximité, où maintenant tout est construit, le poète ressuscite par l’imagination la friche qui s’étendait alentour, symbole de liberté pour le gamin qu’il était. Une part de lui est encore là, fidèle à cette vie disparue.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Littérature
Temps de lecture : 8 minutes