Abu Joury, une voix arrachée à Gaza

En janvier dernier, le rappeur gazaoui arrivait en France avec un visa talent. Neuf mois plus tard, il commence à trouver sa place sur la scène française.

Alexandre Rito  • 7 octobre 2025 abonné·es
Abu Joury, une voix arrachée à Gaza
Ayman Mghames, alias Abu Joury, veut montrer dans ses textes la brutalité du génocide.
© Alexandre Rito

La pluie tombe sur l’Est parisien, insistante, insinuante. Le public se faufile entre les gouttes pour rejoindre la Flèche d’or. L’ancienne gare de Charonne, reconvertie depuis longtemps en salle de spectacle, accueille une foule compacte pour cette soirée organisée par Al Beyt (« la maison », en arabe), collectif d’activistes syriens.

« Je n’arrive pas à croire que je suis ici devant un public à Paris, c’était mon rêve quand j’étais à Gaza », souffle Ayman Mghames, de son vrai nom, quelques minutes avant de monter sur scène. « Ma tête est ici mais mon cœur est encore là-bas », ajoute le Gazaoui, le regard baissé. Les lumières s’éteignent. Et Abu Joury apparaît. Pendant une trentaine de minutes, ses morceaux, ses mots disent la violence. La violence de l’occupation, des bombardements, du déracinement, de l’arrachement aux siens. Le concert s’achève sur « Where do we go ? ».

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Ce texte, Ayman l’a écrit à Gaza dès les premières frappes aériennes de l’armée israélienne, mais il ne l’a enregistré qu’après avoir réussi à sortir de l’enclave palestinienne. Il y raconte les déplacements forcés, successifs, toujours plus au sud ; les tracts largués par drones.

« Israël nous promettait des zones sûres », se souvient-il. « Mais là-bas aussi, les bombes nous poursuivaient. Alors tout le monde posait cette même question : où devons-nous aller ? » Il marque un temps d’arrêt. « Avec ma femme, enceinte, et mes deux enfants, nous avons dû fuir encore et encore, jusqu’à atteindre Rafah, la dernière ville avant la frontière. Là, nous avons dû payer plusieurs dizaines de milliers de dollars à des passeurs égyptiens pour pouvoir sortir de Gaza, probablement pour toujours. »

N’arrêtez jamais de parler de Gaza. N’arrêtez jamais de penser à nous.

Le rappeur palestinien a un rituel immuable, il termine tous ses concerts en martelant : « N’arrêtez jamais de parler de Gaza. N’arrêtez jamais de penser à nous. N’arrêtez jamais de nous soutenir. Ce qu’il s’y passe est un génocide et vos voix peuvent peser sur vos gouvernements. Si les Gazaouis se sentent abandonnés, ils préféreront mourir plutôt que de continuer à vivre dans ces conditions. »

Danger

Le chemin d’Abu Joury vers le rap commence bien avant l’exil forcé. Dans la bande de Gaza, il découvre le hip-hop au début des années 2000, quand ils ne sont qu’une poignée à oser s’y essayer sur ce minuscule territoire : « Nous étions une quinzaine de rappeurs et quelques breakdancers », raconte-t-il. Rapidement, il comprend que pour exister il faudra lutter sur deux fronts : l’occupation israélienne et un pouvoir local très méfiant envers toute parole libre.

Pour le Hamas, le rap représente un danger. « Selon eux, que j’appelle les “gars en vert” à cause de leur drapeau, le hip-hop est prétendument prohibé par Dieu. » Organiser le moindre événement musical devient un parcours semé d’obstacles : autorisations refusées, pressions, menaces. Les artistes finissent par s’autocensurer pour éviter les arrestations.

À Gaza, les filles ne peuvent plus monter sur scène après 13 ou 14 ans, chanter en public devant des hommes leur est interdit.

Face à cette asphyxie, Ayman décide qu’un simple micro ne suffira pas. Il crée le Delia Arts Center, un lieu pensé comme un refuge pour musiciens. Le centre devient un poumon culturel dans la bande de Gaza sous blocus israélien depuis 2007, un endroit où la musique circule malgré tout. Mais cette fragile utopie est régulièrement menacée. Le Hamas multiplie les barrières administratives : pour un simple permis, Ayman doit payer des sommes absurdes et attendre des mois. « J’ai fini par prendre le risque de travailler sans autorisation, sinon on ne faisait rien. »

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Le Delia Arts Center a également joué un rôle pionnier pour les femmes dans le paysage musical de Gaza. Il ne s’agissait pas seulement d’un studio ou d’un lieu de répétition : l’institution avait instauré une initiation musicale offrant des ateliers, des cours de théorie, des formations en production, des programmes spécialement conçus pour encourager des artistes féminines complètement mises à l’écart.

« À Gaza, les filles ne peuvent plus monter sur scène après 13 ou 14 ans, chanter en public devant des hommes leur est interdit. On a voulu un espace 100 % féminin et c’était un immense succès. » Ce lieu de résistance, devenu vital pour les artistes gazaouis, a été bombardé dès les premières semaines de la guerre, puis pillé par l’armée israélienne.

Lorsqu’il est contraint de fuir son appartement avec sa famille, le 9 octobre 2023, Ayman Mghames pense pouvoir revenir rapidement. Le même jour, le ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant, annonce pourtant le siège total de l’enclave. Mais comme tant d’autres, le père de famille espère partir seulement quelques jours le temps que « ça se calme ». La famille laisse tout derrière elle : meubles, vêtements, souvenirs. Le chanteur emporte seulement un carnet de notes et se met à écrire sans relâche, il noircit des centaines de pages : plus de soixante-dix chansons.

« Aujourd’hui, je peux dire la vérité sans détour »

En janvier dernier, Ayman Mghames obtient un visa talent pour la France grâce au programme Pause, soutenu par plusieurs ­ministères, qui accueille les artistes menacés ainsi que leurs familles. Il quitte l’Égypte avec son épouse, Sahar, et leurs trois enfants, et ­s’installe à Angers grâce à l’association Al Kamandjati. Ici, il respire enfin. Sa musique aussi. « Avant, je devais me censurer pour éviter les ennuis. Aujourd’hui, je peux dire la vérité sans détour : nommer le Hamas, nommer l’occupation. » Mais cette liberté lui donne aussi un devoir : porter la voix de celles et ceux qu’on a réduits au silence.

Tu as déjà vu ça, un mariage par FaceTime ? Eh bien c’est possible, c’est cela la vie des Palestiniens.

Depuis son arrivée en Europe, Ayman multiplie les concerts. L’été dernier, il s’est produit en Italie, puis à la Fête de l’Humanité avec son groupe Radio Gaza, avant ce set solo à la Flèche d’or. Il s’envolera quelques jours plus tard pour la Norvège, où il se produira en concert avec un orchestre symphonique. Ces dates ne sont pas une simple démarche artistique, elles sont un vrai acte politique. « On n’est pas là pour s’amuser. On a une responsabilité. Je choisis mes chansons pour que les gens comprennent. J’explique, je montre le drapeau, je parle de la brutalité et du génocide. »

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Wafaa, sa mère, est toujours à Gaza City. Un déchirement permanent. Pour Ayman, chaque jour commence par la peur de ne plus réussir à la joindre. Il raconte ce moment précis où tout s’interrompt : plus de réponses à ses messages, aucun appel décroché. Seule trace de vie, un “like” furtif sous un post Facebook. Il écrit alors : « Réponds s’il te plaît. » Silence. Il rappelle, encore et encore. Jusqu’à ce qu’enfin sa voix brisée se fasse entendre : un « bonjour » épuisé. « Oh maman… », laisse-t-il échapper dans un soupir, soulagé, mais impuissant face à la distance et au danger.

Le mois dernier, sa petite sœur Aya s’est mariée en Turquie, où elle vient de trouver refuge. Seuls avec son mari, ils ont célébré leur union loin de tous. L’artiste a suivi la cérémonie par téléphone. Un smartphone devenu le lien de toute une famille. « Tu as déjà vu ça, un mariage par FaceTime ? Eh bien c’est possible, c’est cela la vie des Palestiniens : assister aux moments les plus importants à distance, séparés des leurs. »

Sur ce téléphone sommeillent les fragments d’une vie effacée : un balcon transformé en piscine de fortune pour les enfants, des soirées improvisées avec des amis, et surtout des dizaines de photos de cette BMW qu’il surnommait « la bête ». Il en prenait soin comme d’un membre de la famille, la lavait lui-même, apprenait à son fils à ne pas se fier aux mécaniciens : « Ne laisse jamais ta voiture seule chez le mécano… surtout si c’est une BMW. »

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Cette voiture, symbole de liberté et de fierté dans un territoire assiégé, il a dû la laisser derrière lui comme le reste. À Gaza City, Ayman Mghames a aussi perdu le keffieh de son père, enfoui sous les décombres de son appartement, pulvérisé par un bombardement. C’était le keffieh que portait son père lorsqu’il a été tué par une frappe israélienne en 2007. « Il avait son odeur, son parfum. Aucun autre ne pourra le remplacer », lâche-t-il d’une voix éteinte.

Le rappeur a déposé une demande d’asile au début de l’été. Il attend la réponse de l’Ofpra. Dans sa maison d’Angers, il bricole depuis quelques semaines un petit studio. Il installe un micro, une table de mixage, quelques enceintes. Joury, sa fille aînée, attend de pouvoir y enregistrer un texte qu’elle a écrit avec son père sous une tente à Rafah. Et quand elle chantera, Gaza, peut-être, renaîtra.

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Musique
Temps de lecture : 8 minutes