Enfant de la guerre, Mohamed Bagary dénonce l’oubli du Soudan
Enfant d’El-Fasher, ville du Soudan aujourd’hui ravagée par les massacres, le trentenaire vit à distance la perte de son frère, le drame de sa famille et de son peuple. Depuis la France, il s’efforce de faire entendre une tragédie ignorée.

© Benjamin Beraud
Le 25 octobre, à 6 heures du matin, Mohamed Bagary tombe sur un message Facebook publié par les Forces de soutien rapide (FSR), les troupes responsables des tueries à El-Fasher, au Soudan : « Il n’y a pas de blessés, il n’y a pas de vivants, tout le monde est mort. » Sous le choc, il comprend que toutes les communications avec sa ville natale ont été coupées, laissant la population seule et vulnérable face aux milices.
Originaire d’El-Fasher, l’épicentre des massacres perpétrés fin octobre par les FSR, Mohamed Bagary a grandi dans une région ravagée par la guerre depuis 2003. « Je fais partie de l’ethnie zaghawa, toujours ciblée », explique-t-il. Enfant, il a été élevé dans les camps de réfugiés, dans la peur et la méfiance, il se décrit comme « un enfant de la guerre ».
Depuis 2023, deux groupes armés, les Forces armées soudanaises (FAS) et les Forces de soutien rapide (FSR) se livrent une guerre, entraînant en deux ans plus de 150 000 victimes et près de 13 millions de personnes déplacées. L’ONU qualifie cette guerre de « pire crise humanitaire depuis la seconde guerre mondiale ». Vingt ans plus tôt, déjà, « des milices brûlaient les villages, violaient les femmes et massacraient les hommes » pour déraciner les populations non arabes du Darfour. Des violences qui n’ont pas cessé depuis.
En 2017, il n’a plus d’autre choix que de fuir. « J’étais la cible première de ces milices. Soit je quitte le pays, soit je meurs. » Mohamed Bagary traverse d’abord le Sahara jusqu’en Libye, puis la Méditerranée sur une embarcation vers l’Italie. Arrivé en Normandie puis à Paris pour poursuivre ses études à l’Université Panthéon-Sorbonne.
Dans la capitale, il passe trois mois dans la rue, à la porte de la Chapelle. C’est là qu’il découvre, dit-il, « Paris et le peuple français ». Il se souvient de la générosité de ceux qui venaient, associations, organisations ou habitant·es, distribuer repas, couvertures, vêtements, ou simplement proposer une activité, une douche. « J’étais impressionné par la gentillesse de certain·es », raconte-t-il.
Cette solidarité inattendue convainc Mohamed que c’est ici, dans cette ville, qu’il veut reconstruire sa vie. Sa première difficulté, en arrivant en France, a été de se « réconcilier avec la vie ». Il dit avoir dû réapprendre à voir le monde autrement, se déshabituer au danger.
Il a grandi dans la peur et la méfiance. Il est aujourd’hui chauffeur livreur mais cette peur constante s’est ancrée en lui. Sortir de cet état, apprendre à vivre sans se sentir menacé « a été un chemin long et difficile mais j’ai pu m’en sortir, et je suis content », dit-il aujourd’hui.
La crise humanitaire reste largement ignorée, et la couverture médiatique réduit la guerre à un simple fait divers.
Un frère tué à El-Fasher
Lors du massacre d’El-Fasher, Mohamed explique que, malgré les appels répétés à la communauté internationale, à l’ONU et à l’Union africaine, « aucune réaction n’est venue, et l’armée soudanaise n’a envoyé aucune troupe pour protéger la ville, laissant les habitants seuls face à des paramilitaires armés d’armes modernes et chimiques ».
Pendant trois jours, du 25 au 27 octobre, seules des vidéos publiées par les milices circulent. « On regardait ces vidéos en essayant de reconnaître nos proches, de voir qui avait survécu », raconte-t-il. Son ami d’enfance, Najjim Haron – lui aussi originaire d’El-Fasher et ancien voisin de Mohamed – se souvient des moments passés ensemble à l’école, ou lorsqu’ils jouaient au football. Il a quitté la ville en 2018 pour fuir la guerre. Installé aujourd’hui à Nantes, il raconte le traumatisme provoqué par ces images : « On était sous le choc parce qu’on a regardé des vidéos où les milices tuent nos proches et nos voisins, nos sœurs ont été violées. C’était très traumatisant, indescriptible. »
La gravité de la situation est extrême : exécutions collectives, viols en masse, villages brûlés… Les informations restent fragmentaires et terrifiantes. « Les gens là-bas attendent la mort parce qu’il n’y a pas de quoi manger, ni d’arme pour se défendre. Ils n’ont rien », précise Mohamed Bagary. Il apprend la mort de son frère seulement quatre jours plus tard, par un camarade, sans détails. « Je ne peux même pas le raconter. C’est dur. C’est tragique, c’est triste, et on vit toujours dans l’incompréhension », confie-t-il. Sa mère et ses sœurs ont pu fuir vers l’Égypte, et son frère aîné, blessé, a survécu pour se rendre dans l’ouest de la ville d’El-Fasher.
Malgré la distance et les obstacles, son engagement ne faiblit pas, confronté à l’indifférence médiatique et à l’absence de réaction internationale. C’est ce constat qui l’amène à s’investir pleinement pour dénoncer la guerre au Soudan et réclamer justice, donnant ainsi naissance à son combat pour que la voix d’un peuple oublié soit portée.
« Les médias français n’en parlent pas »
« Malheureusement, les médias internationaux ne parlent pas de la gravité de la situation au Soudan. Ils ne parlent pas des armes chimiques, ni des armes modernes qui tuent le peuple soudanais », déplore Mohamed. Malgré toutes les preuves et témoignages, la crise humanitaire reste largement ignorée, et la couverture médiatique réduit la guerre à un simple fait divers.
Face à ce silence, Mohamed et d’autres militants continuent de se mobiliser. Depuis le 25 octobre, ils manifestent partout dans le monde et dénoncent les massacres sur les réseaux sociaux. « Nous allons continuer à parler de tous ces massacres, de toutes ces atrocités et de ce nettoyage ethnique », affirme-t-il. Il cite notamment le rôle des États qui « fournissent des armes pour tuer comme les émirats », et insiste sur la nécessité de mettre la pression sur la communauté internationale, l’ONU et les organisations de défense des droits humains.
Pour lui, il ne s’agit pas seulement de dénoncer, mais de défendre l’humanité et la vérité.
« Nous allons tout faire pour que la voix de ceux qui souffrent en silence soit entendue. » Pour son ami Najjim, « Mohamed Bagary c’est la voix d’El-Fasher. C’est la voix de nos amis exécutés, de nos sœurs violées et de toute victime qui souffre en silence. Je suis fier de lui et je le soutiens. » Il espère que « toutes ces mobilisations apporteront quelque chose pour secourir notre ville ».
Face aux groupes armés et aux paramilitaires qui tentent de priver le peuple soudanais de ses droits fondamentaux, l’homme réclame une mobilisation internationale : « Ces forces veulent nous enlever notre droit de vivre. Il faut que le monde entier condamne ces crimes et ceux qui fournissent des armes pour tuer des civils. Il faut dire stop à ce massacre et mettre fin à cette souffrance. »
Pour lui, il ne s’agit pas seulement de dénoncer, mais de défendre l’humanité et la vérité. « Ce qui se passe au Soudan, c’est inhumain », affirme-t-il. Et d’insister sur l’importance de la solidarité et de la justice, convaincu que l’avenir du Soudan repose sur la disparition des milices et sur un engagement international ferme et durable.
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