« Au Soudan, il faudra bien, tôt ou tard, imposer un cessez-le-feu »

Clément Deshayes, anthropologue et chercheur de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et spécialiste du Soudan, revient sur l’effondrement d’un pays abandonné par la communauté internationale.

William Jean  et  Maxime Sirvins  • 7 novembre 2025 abonné·es
« Au Soudan, il faudra bien, tôt ou tard, imposer un cessez-le-feu »
Des étudiants soudanais participent à une manifestation organisée contre les violations commises par les Forces de soutien rapide à l'encontre de la population d'El-Fasher, dans la ville de Gedaref, dans l'est du Soudan, le 6 novembre 2025.
© STR/AFP

Au Soudan, la guerre s’enlise dans l’indifférence de la communauté internationale. Tandis que les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti » consolident leur emprise sur le Darfour, l’armée régulière – les Forces armées soudanaises (FAS) du général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane –, se replie dans un discours de guerre totale. Pour l’anthropologue Clément Deshayes, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), la logique du conflit est désormais celle d’une victoire totale : aucune des deux parties ne conçoit la paix autrement que par les armes.

Peut-on imaginer une sortie du conflit par la voie internationale ?

Clément Deshayes : Pour l’instant, non. Les Nations unies et les acteurs régionaux n’ont pas la volonté politique de s’impliquer réellement. Les grandes puissances craignent de froisser leurs alliés régionaux impliqués dans le conflit. Le Soudan a aussi une histoire de défiance envers les interventions étrangères. La mission onusienne au Darfour n’a jamais pu contrôler le territoire. Et aujourd’hui, avec la multiplication des milices, une intervention serait d’une complexité extrême. Pourtant, il faudra bien, tôt ou tard, imposer un cessez-le-feu minimal et des corridors humanitaires.

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Ni l’armée ni les FSR n’envisagent autre chose qu’une victoire militaire. Même les discussions sur des trêves locales ou l’ouverture de couloirs humanitaires échouent. En juin, une trêve proposée par l’ONU a été acceptée par les FAS et refusée par les FSR. Jeudi 6 novembre, une trêve négociée par les États-Unis a été acceptée par les FSR mais refusée par les FAS, qui souhaitent reprendre l’ensemble du territoire. Tant que les soutiens internationaux resteront timides, le rapport de force interne primera sur toute solution politique.

En quoi la prise d’El-Fasher marque-t-elle un tournant dans la guerre au Soudan ?

C’est un tournant à plusieurs niveaux. D’abord, sur le plan militaire : le siège d’El-Fasher durait depuis dix-huit mois et mobilisait une grande partie des forces des FSR. Leur victoire libère désormais des troupes qui vont pouvoir être redéployées sur d’autres fronts, notamment au Kordofan, où elles étaient en difficulté. Symboliquement, la prise d’El-Fasher signifie la mainmise totale des FSR sur le Darfour. Elles contrôlent désormais les cinq capitales régionales et disposent d’une continuité territoriale à l’ouest du pays.

Où en sont les populations civiles ?

La situation est catastrophique. Une grande partie de la population est toujours bloquée dans la ville. Les premiers rapports humanitaires font état de six à dix mille réfugiés arrivés à Tawila, à l’ouest, alors qu’El-Fasher comptait entre 150 000 et 200 000 habitants avant la prise de la ville par les FSR (800 000 avant le début du siège). La population civile subit les représailles des FSR, avec des massacres ciblés sur des bases communautaires. Les FSR visent principalement les groupes non arabes du Darfour, accusés de vouloir contester leur domination politique et militaire.

Cette compétition politique s’articule à un narratif raciste qui légitimise la prétention des FSR au pouvoir politique.

Cette stratégie de terreur n’est pas nouvelle : elle avait déjà été observée à Al Geneina en 2023, où l’ONU avait estimé à environ 15 000 le nombre de morts. Cette compétition politique s’articule à un narratif raciste qui légitimise la prétention des FSR au pouvoir politique et qui permet aux troupes de cibler les civils des autres communautés de manière systématique : massacres, viols, exécutions, pillage etc.

D’où viennent historiquement les Forces de soutien rapide ?

Elles sont directement issues des Janjawids, milices utilisées pendant la première guerre du Darfour par le régime d’Omar el-Béchir, qui a régné au Soudan de 1989 jusqu’à la révolution de 2019. Ce sont elles qui ont commis l’essentiel du génocide du Darfour au début des années 2000. En 2013, ces milices ont été restructurées pour former les Forces de soutien rapide (FSR), officiellement intégrées à l’appareil sécuritaire soudanais puis placées sous la direction directe du président.

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La révolution de 2019 a permis à cette force de s’autonomiser encore plus et d’accroître sa présence dans le pays et de développer encore plus ses intérêts économiques. Le commandement est clanique car le général Hemetti s’appuie essentiellement sur des membres de sa famille élargie et la majorité des officiers et soldats viennent de tribus dites arabes du Darfour et du Kordofan.

Vous avez travaillé sur les hauts fonctionnaires soudanais pendant la transition après la révolution. Comment cette période a-t-elle préparé la guerre ?

La révolution de 2019 a ouvert une période de transition fragile. De nouveaux acteurs, issus des partis d’opposition ou de la société civile, ont intégré l’administration, mais sans que les anciens réseaux disparaissent. S’en est suivie une lutte pour le contrôle de l’État : nominations, purges, contre-purges. Le coup d’État d’octobre 2021 a mis fin à ce fragile équilibre : l’armée et les FSR ont pris le pouvoir ensemble, puis éliminé les civils de la transition.

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Ensuite l’armée s’est retrouvée à la tête d’un État affaibli et sans administration fonctionnelle. Pour se stabiliser, elle a rappelé les anciens cadres du National Congress Party (NCP), le parti issu du mouvement islamique soudanais d’Omar el-Béchir, et s’est alliée à eux. Cela a consolidé une nouvelle coalition entre militaires et islamistes, issus des mêmes élites du centre du pays, de la vallée du Nil et de Khartoum. Cette alliance a exclu les FSR de la direction de l’administration, les maintenant à l’écart des cercles du pouvoir civil.

Ce conflit traduit aussi une fracture sociale et territoriale.

L’armée et les islamistes appartiennent aux élites dites « riveraines », formées dans les mêmes écoles et universités, socialement proches. Les FSR, elles, recrutent principalement dans l’ouest du pays, parmi les populations arabes marginalisées. Ces groupes ont longtemps été instrumentalisés comme milices de contre-insurrection, sans jamais accéder au pouvoir central. Ce conflit traduit donc aussi une fracture sociale et territoriale.

Quelle était la présence de l’État dans le Darfour, avant la guerre ?

Très faible. Le Soudan a toujours été un État asymétrique : puissant au centre, quasi absent dans les périphéries. Le Darfour, plus vaste que la France, était déjà une zone d’insécurité chronique, traversée par des groupes armés, des milices tribales et quelques poches sous contrôle de l’armée. L’administration formelle y cohabitait avec un système communautaire chargé de régler les litiges locaux. Cette absence de l’État explique en partie la persistance des guerres civiles. À défaut d’être associé au pouvoir ou même d’avoir la capacité de faire remonter ses demandes, les oppositions ont eu recours à la voie des armes pour se faire entendre.

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Nous assistons aujourd’hui à une véritable « milicianisation » du pays. Dans les zones tenues par l’armée, de nouvelles milices se forment et contrôlent des territoires au nom du pouvoir central. C’est un phénomène de diffusion du modèle du Darfour : chaque groupe armé gère son territoire, prélève des ressources et développe ses propres ambitions politiques. Même en cas de cessez-le-feu, cette prolifération des armes et des acteurs locaux sera un obstacle majeur à toute reconstruction politique.

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Monde
Publié dans le dossier
Soudan : l'horreur sous silence
Temps de lecture : 7 minutes

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