Le paradoxe brésilien : du pétrole pour financer la transition
Le gouvernement autorise de nouveaux forages au large de l’Amapá, l’une des régions les plus pauvres du pays. Un pari économique qui contraste avec l’urgence des enjeux climatiques et représente une menace directe pour la Guyane voisine.
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© Wikipédia / Arria Belli
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À Belém, un projet d’égouts symbole du racisme environnemental COP 30 : peut-on encore y croire ?« Il est impossible pour quiconque d’abandonner les énergies fossiles du jour au lendemain », déclarait le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, le 30 octobre dernier à Brasilia. À l’heure de l’ouverture de la COP 30 à Belém, cette déclaration reflète l’ambivalence de la politique brésilienne sur le climat. L’utilisation du pétrole ne serait, selon lui, pas incompatible avec ses ambitions de faire du plus grand pays d’Amérique latine une référence mondiale dans la lutte contre le changement climatique.
« Je suis contre les combustibles fossiles à partir du moment où on peut s’en passer. Mais, en attendant, nous en avons besoin, car l’argent du pétrole nous aidera à développer les biocarburants, l’éthanol, l’hydrogène vert et d’autres initiatives », affirmait-il déjà en début d’année. Alors qu’il est déjà le huitième producteur mondial de pétrole aujourd’hui, le Brésil pourrait s’élever au cinquième rang d’ici à 2030. Des ambitions largement portées par la compagnie pétrolière nationale, Petrobras.
Un potentiel de 14 milliards de barils
Détenue à 50 % par l’État, la multinationale a prévu d’investir plus de 100 milliards de dollars entre 2024 et 2028, dont environ 32 % dans l’exploration et la production. Chaque jour, 3,7 millions de barils de produits sont produits. Et ce rythme n’est pas près de faiblir. Le 21 octobre, l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables (Ibama) a autorisé Petrobras à forer un puits d’exploration au large de l’État de l’Amapá.
Le bloc FZA-M-59 – lieu du forage exploratoire – se situe à environ 175 kilomètres des côtes et à 500 kilomètres de l’embouchure de l’Amazone, dans des eaux atteignant près de 2 900 mètres de profondeur. Il se situe dans une vaste zone maritime appelée « marge équatoriale brésilienne », qui s’étend du littoral de l’Amapá jusqu’au Rio Grande do Norte, sur plus de 2 000 kilomètres.
C’est l’un des derniers bassins encore peu explorés du pays. Selon les projections du ministère brésilien de l’Énergie, il pourrait receler jusqu’à 14 milliards de barils équivalent pétrole. Un potentiel comparable à celui du « pré-sal », ces immenses gisements découverts au large de Rio dans les années 2000, qui ont fait du Brésil l’un des dix premiers producteurs mondiaux. Pour Lula, cette relance est justifiée par la nécessité de financer la transition énergétique.
Cette stratégie, qualifiée de « réalisme énergétique » par le gouvernement, entre en contradiction directe avec la posture climatique du Brésil : l’hôte de la COP 30 à Belém se veut le porte-voix de la protection de l’Amazonie.
Oxygène économique
À quelques kilomètres de la COP 30, dans l’État de l’Amapá, ce paradoxe est balayé par la perspective de développement économique. Avec un PIB par habitant de 32 194 reais – environ 5 600 euros –, l’Amapá reste l’un des États les plus pauvres du Brésil, loin derrière la moyenne nationale. Et avec l’un des indices de développement humain les plus bas du pays, la moitié de sa population vit dans la pauvreté.
Le chômage avoisine 17 %, selon les données régionales de l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE). La capitale, Macapá, vit principalement de la fonction publique. À Oiapoque, à la frontière guyanaise, les infrastructures restent précaires : la route BR-156, censée relier les deux villes, est encore partiellement une piste non goudronnée.
Isolé du reste du pays, cet État amazonien d’une taille équivalente à la Grèce est recouvert à plus de 70 % de forêts protégées, de zones de conservation et de terres autochtones. Un territoire exceptionnel par sa richesse naturelle, mais encore en marge des grands circuits économiques. Peu d’industries, peu d’infrastructures : l’Amapá peine à s’émanciper de l’administration publique et des transferts fédéraux. Dans ce contexte, le projet Petrobras est perçu comme une bouffée d’oxygène économique.
L’État de l’Amapá est riche en indicateurs environnementaux, mais sa population reste pauvre. Le pétrole représente une opportunité de développement économique et social.
C. Luis
« Nous avons foi en cette exploration. L’État de l’Amapá existe depuis 82 ans, il est riche en indicateurs environnementaux, mais sa population reste pauvre. Le pétrole représente une opportunité de développement économique et social », confiait Clécio Luis, gouverneur de l’Amapá, à la chaîne Guyane la 1re en juin dernier.
Les autorités locales espèrent ainsi que les retombées pétrolières permettront de financer les routes, les écoles et les hôpitaux d’un territoire où plus de 40 % des foyers dépendent d’aides sociales. Selon le ministère du Développement social, le programme Bolsa Família reste la principale source de revenu de milliers de familles rurales. À Oiapoque, ville frontière de quelque 30 000 habitants, les promesses de la fièvre pétrolière se font déjà sentir. L’annonce de projets d’exploration offshore a provoqué un afflux de travailleurs précaires venus de la région, portés par la promesse d’emplois et d’un avenir meilleur. Aux abords de la ville, des zones d’habitat informel s’étendent chaque mois un peu plus.
Risque de marée noire
Mais de l’autre côté du fleuve Oyapock, cette perspective de croissance nourrit des inquiétudes. En Guyane, les risques d’un accident sont particulièrement craints, tant les conséquences environnementales seraient directes et irréversibles. Pour les scientifiques et les ONG, les forages prévus par Petrobras dans la marge équatoriale représentent une menace directe pour la biodiversité du plateau des Guyanes.
Le forage autorisé se trouve à proximité immédiate d’un écosystème unique au monde, découvert il y a moins de dix ans.
L. Kelle
« C’est une zone de très forte sensibilité écologique, rappelle Laurent Kelle, directeur du WWF Guyane. Le forage autorisé se trouve à proximité immédiate d’un écosystème unique au monde, découvert il y a moins de dix ans : une barrière d’influence corallienne qui suit l’ensemble de l’estuaire de l’Amazone. » Cet écosystème sous-marin, encore très mal connu, s’étend de l’estuaire du fleuve jusqu’aux côtes guyanaises.
« On estime que seuls 50 % de cet écosystème ont été étudiés à ce jour, précise-t-il. Les premières recherches du CNRS datent de 2018, mais il reste 95 % du récif à décrire. » Cette découverte en 2016 est venue enrichir la biodiversité exceptionnelle déjà connue des eaux guyanaises, avec des espèces emblématiques comme les tortues marines – vertes, olivâtres luths – ou encore le dauphin de Guyane.
Au-delà de la biodiversité, les caractéristiques du site pourraient compliquer la gestion d’un éventuel incident : le puits sera creusé à près de 2 900 mètres de profondeur, dans une zone où les mouvements des masses d’eau sont encore mal connus : « Les courants, on les connaît globalement, mais pas assez finement pour prédire la trajectoire d’une éventuelle pollution, explique Fabian Blanchard, chercheur à l’Ifremer. Les flux marins ne vont pas dans la même direction selon la profondeur, et les vents peuvent inverser leur sens en fonction des saisons. »
Pendant la saison des pluies, les alizés de nord-est poussent les eaux vers la côte, ce qui augmenterait le risque d’une pollution littorale en cas de fuite. Les eaux territoriales se trouvent à proximité directe du site : en cas de marée noire, la pollution atteindrait la côte guyanaise en quelques heures. Les mangroves, véritables nurseries d’espèces marines, seraient les premières touchées. L’équilibre économique serait aussi menacé. « La pêche côtière, qui fait vivre des centaines de familles, dépend directement de ces zones, rappelle Laurent Kelle. C’est aussi une question de souveraineté alimentaire. »
La France en Guyane sera le premier territoire impacté en cas de problème.
L. Kelle
Fin août, Petrobras a mené une simulation de lutte contre une marée noire approuvée par le ministère de l’Environnement brésilien. La France, pourtant concernée par les risques, n’avait pas été conviée par son voisin. « Relancer des simulations communes serait utile. Plus on attend, moins on sera réactifs », souligne Fabian Blanchard. « La France en Guyane sera le premier territoire impacté en cas de problème », ajoute Laurent Kelle, qui plaide a minima pour un échange d’informations entre les deux pays. Les derniers exercices « Polmar » – simulant une pollution par des hydrocarbures – organisés par la France remontent, eux, à 2012.
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