Le fantôme de Franco hante toujours l’Espagne
Cinquante ans après la mort du dictateur, l’ancien roi Juan Carlos publie un livre de mémoires qui ravive les polémiques. Alors que le parti d’extrême droite Vox progresse, le pays oscille entre les conquêtes démocratiques d’une société transformée et les persistances d’un héritage franquiste.
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© Marc Asensio / Nur Photo via AFP
L’ancien roi d’Espagne Juan Carlos de Borbón secoue la politique outre-Pyrénées avec la publication d’un livre de mémoires, écrit conjointement avec Laurence Debray et publié en France le 5 novembre. Dans une récente interview, le président du gouvernement Pedro Sánchez a réagi en déclarant qu’il « ne le recommandera pas pour Noël ». La publication de Réconciliation (Stock) arrive peu avant le 50e anniversaire de la mort du dictateur Francisco Franco, le 20 novembre 1975. Cette date marque également l’accession au trône de Juan Carlos, nommé successeur par le Caudillo, qui a régné sur l’Espagne jusqu’à son abdication en 2014, au milieu de graves accusations de corruption.
L’ancien roi affirme que le livre ne sortira pas en Espagne avant le mois de décembre, afin de ne pas interférer avec la commémoration du demi-siècle de monarchie constitutionnelle – célébrations dont son fils, Felipe VI, l’a exclu. Mais, en Espagne, tout le monde parle déjà de cet ouvrage rempli de déclarations polémiques et d’éloges adressés à Franco. L’impact du livre, écrit depuis l’« auto-exil » de Juan Carlos à Abou Dabi, rappelle que l’ombre du dictateur, cinquante ans après sa mort, continue de se projeter sur la politique et la société espagnoles. Et pas seulement sur la monarchie.
Une démocratie libérale
En 1982, quand le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) triomphe aux élections générales, Alfonso Guerra, membre éminent du PSOE et futur vice-président du premier gouvernement socialiste, qui marquera la fin de la transition démocratique, déclarait alors avec euphorie : « L’Espagne, même sa propre mère ne la reconnaîtra pas. »
De fait, sur le plan politique, le pays est aujourd’hui une démocratie libérale comparable à celles du reste de l’Europe. Le PSOE, interdit durant la dictature, est le parti qui a passé le plus de temps au pouvoir depuis les années 1970 – après avoir abandonné le marxisme. En outre, la Constitution de 1978 a instauré un modèle territorial quasi fédéral, accordant un haut degré d’autonomie aux régions – à l’opposé du centralisme franquiste, fortement nationaliste.
Les langues minoritaires (catalan, basque et galicien) bénéficient désormais d’une protection légale et de politiques favorisant leur usage, réprimé sous le général Franco, même si ce sujet reste un terrain de confrontation entre la gauche et la droite, cette dernière étant plus réticente à promouvoir ces langues. Les partis nationalistes catalans, basques et galiciens ont été décisifs pour la formation de gouvernements successifs, tant avec le PSOE qu’avec le Parti populaire (PP), qui a su modérer son nationalisme espagnol lorsque l’arithmétique parlementaire l’exigeait.
L’Église catholique, qui a été un pilier de la dictature franquiste et a béni ses crimes, voit aujourd’hui son influence sociale s’effondrer.
Encore plus choquantes pour un Franco ressuscité seraient les opinions de ses compatriotes sur le genre et la diversité sexuelle. L’Espagne a été pionnière dans la législation contre les violences machistes, l’un des premiers pays au monde à légaliser le mariage pour tous, et les sondages montrent un soutien massif aux droits LGTBI, y compris parmi l’électorat conservateur. Un cauchemar pour le dictateur, qui a fait emprisonner des milliers d’homosexuels et a érigé la soumission des femmes en idéologie d’État, soutenue par une version fondamentaliste du catholicisme.
L’Église catholique, qui a été un pilier de la dictature franquiste et a béni ses crimes, voit aujourd’hui son influence sociale s’effondrer. Plus de 80 % des Espagnols soutiennent le droit à l’avortement, et le pourcentage de catholiques pratiquants est passé de 70 % dans les années 1970 à 17 % aujourd’hui. Pourtant, la longue ombre du dictateur demeure présente dans certains aspects de l’Espagne contemporaine.
De Franco à Vox
Le 8 octobre 2018, les arènes de Vistalegre, à Madrid, se sont remplies de plus de 9 000 sympathisants de Vox. C’était la première fois depuis la transition démocratique qu’un parti d’extrême droite parvenait à organiser un tel rassemblement, même si le parti de Santiago Abascal a participé à plusieurs gouvernements régionaux. Avec une intention de vote supérieure à 15 % et croissante, il aspire à gouverner l’Espagne aux côtés du PP.
21 % des Espagnols considèrent les années de la dictature comme “bonnes“ ou “très bonnes“.
La montée de l’extrême droite n’est pas une particularité espagnole mais, ici, cette famille politique reste indissociable de la mémoire du franquisme. Selon un récent sondage du Centre de recherches sociologiques (CIS), 21 % des Espagnols considèrent les années de la dictature comme « bonnes » ou « très bonnes ». Un pourcentage en hausse, atteignant 61,7 % parmi les électeurs de Vox. Un jeune sur trois juge positivement le régime franquiste et 21 % des hommes de moins de 28 ans se déclarent d’extrême droite, selon les données de l’Enquête sociale européenne. Le constat est clair : les jeunes hommes constituent le secteur le plus radicalement droitier de la société espagnole, et cette idéologie se mêle à la nostalgie du franquisme.
Vox oscille entre l’héritage du national-catholicisme franquiste – visible dans son opposition farouche à l’IVG et aux politiques féministes – et la xénophobie, inspirée des autres partis d’extrême droite européens et de Donald Trump. Le parti a connu une forte croissance électorale depuis 2024, quand il a fait de la stigmatisation de l’immigration son principal cheval de bataille. Cet été, le fondateur du parti Santiago Abascal est allé jusqu’à attiser des émeutes racistes dans la région de Murcie.
La relation avec le passé franquiste a toujours été un sujet délicat pour la droite espagnole, pas seulement pour Vox. Le PP, fondé par l’ancien ministre franquiste Manuel Fraga et ayant évolué vers des positions plus modérées, a toujours eu du mal à rompre ses liens avec la dictature. La transition démocratique des années 1970 avait d’ailleurs instauré un pacte du silence sur les crimes du franquisme.
Plus de 114 000 corps de personnes exécutées durant la guerre civile (1936-1939) et les années suivantes reposent encore dans quelque 3 000 fosses communes à travers le pays. Les différentes initiatives politiques visant à honorer la mémoire des victimes se heurtent à l’opposition de la droite, qui, dans les régions où elle gouverne, adopte des lois plaçant sur un pied d’égalité la Seconde République – le régime démocratique renversé par Franco avec l’aide d’Hitler et de Mussolini – et la dictature qui suivit.
Des institutions ultraconservatrices
L’ombre du général reste visible dans plusieurs institutions actuelles, de la monarchie au pouvoir judiciaire, jamais épurées après la chute du dictateur. Les associations ultraconservatrices dominent la magistrature espagnole, une hégémonie idéologique manifeste dans la répression exercée contre le mouvement indépendantiste catalan après le référendum de 2017 : la haute justice a imposé de très lourdes peines de prison à des responsables politiques et militants non violents, les accusant de tentative de coup d’État. L’élite judiciaire a également bloqué toute tentative d’enquête sur les crimes du franquisme, en violation des normes internationales relatives aux droits humains.
Franco se réjouirait de constater que des vestiges de sa longue tyrannie continuent d’influencer la société et la politique espagnoles de 2025.
Aux côtés de l’Église, l’armée fut l’autre grand pilier de la dictature. À partir des années 1980, elle s’est modernisée et a peu à peu accepté le régime démocratique. Cependant, certains militaires ont parfois tenu des propos menaçants. En novembre 2023, une cinquantaine de militaires à la retraite ont appelé à un coup d’État contre Sánchez en raison de la loi d’amnistie qu’il avait promue pour libérer les responsables catalans réprimés par la justice. Les sondages montrent que les militaires apportent un soutien cinq fois supérieur à celui du reste de la population au parti d’extrême droite. Un taux qui interroge sur l’attachement réel de l’armée à la démocratie.
En définitive, de nombreux aspects de l’Espagne d’aujourd’hui choqueraient certes Franco, mais le dictateur se réjouirait sans doute de constater que des vestiges de sa longue tyrannie continuent d’influencer la société et la politique espagnoles de 2025. Dans un contexte de montée des votes de l’extrême droite dans le monde, Vox, un parti aux relents nationaux-catholiques, grandit et rêve de gouverner. Pour y parvenir, il bénéficie non seulement du contexte international, mais aussi de l’ombre de Franco, qui, d’une certaine manière, continue d’assombrir la démocratie espagnole.
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