« La société française a découvert que l’homosexualité a été réprimée jusqu’à récemment »
Sociopolitiste et historien, Antoine Idier analyse les enjeux de la proposition de loi « portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 », en passe d’être votée ce jeudi 18 décembre 2025 par l’Assemblée nationale.

© Claude Truong-Ngoc
Déposée en août 2022 par le sénateur socialiste de l’Hérault Hussein Bourgi (et plus de 80 autres de ses collègues) puis examinée en novembre 2023 au Sénat, la proposition de loi « portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 » va être examinée en deuxième lecture par l’Assemblée nationale – après une première lecture en mars 2024 – ce jeudi 18 décembre 2025.
Sociologue et historien, maître de conférences à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, Antoine Idier, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’homosexualité en France et sa répression, suit de près l’itinéraire parlementaire de cette proposition de loi, qui sera soumise au vote à l’Assemblée nationale ce jour.
Quelle a été la genèse de ce texte « portant réparation pour les victimes de la répression de l’homosexualité », depuis le texte de loi spécifique du régime de Vichy en 1942 jusqu’à l’adoption de la loi du 4 août 1982 abrogeant les derniers alinéas discriminatoires du code pénal en la matière (1), soutenue alors par le garde des Sceaux Robert Badinter ?
Antoine Idier a consacré à cette abrogation historique son deuxième ouvrage, Les alinéas au placard, éd. Cartouche, 2012. Cf. notre critique du livre (24 janvier 2013).
La proposition de loi est issue d’un large intérêt public pour l’histoire de la répression de l’homosexualité, à la suite d’articles de Libération et du Monde. En particulier, une série d’Ariane Chemin dans Le Monde en 2022 pour les 40 ans de la « dépénalisation » de 1982 a suscité un écho important, comme si la société française découvrait une histoire récente. Le magazine gay Têtu a ensuite publié une pétition demandant une loi de réparation, puis le sénateur socialiste Hussein Bourgi a déposé une proposition de loi en août 2022.
Il reste que cette proposition a été d’abord été examinée dans le cadre de niches parlementaires, avec un temps de discussion restreint et un relatif désintérêt des élus. Là, le texte arrive en deuxième lecture à l’Assemblée nationale. Un désaccord persiste : le Sénat refuse d’une part d’inclure la période de Vichy, c’est-à-dire la période 1942-1945, dans le spectre du texte ; d’autre part, d’attribuer des indemnités individuelles aux personnes condamnées, se limitant à une reconnaissance symbolique. L’Assemblée a précédemment été favorable à un texte couvrant la période 1942-1982 et prévoyant une indemnisation.
Quels ont été les votes de cette proposition de loi ?
Les Républicains ne veulent pas d’une loi de réparation : c’est à leur demande que les sénateurs ont exclu la prise en compte du régime de Vichy et ont supprimé l’indemnisation. À l’Assemblée nationale, Les Républicains et le RN partagent cette position. Le Parti socialiste, lui, a défendu la version originale du texte, tandis que des parlementaires écolos et LFI, au Sénat comme à l’Assemblée nationale, sont favorables au texte et ont tenté, en vain, de combler certaines de ses lacunes par des amendements.
Quel est donc l’objet de ce texte ? Quels en sont les enjeux ?
Il y a les enjeux du débat parlementaire : reconnaître cette répression, mettre en œuvre ou non une indemnisation. Le texte initial prévoyait un forfait de 10 000 euros pour chaque individu, plus 150 euros par jour d’emprisonnement. Sur plusieurs dizaines de milliers de condamné·es, principalement des hommes, beaucoup sont mort·es ou ne feront pas de demande. Des collègues parlent d’une centaine de demandes potentielles. Mais il y a d’autres enjeux, que le débat n’aborde pas
Un premier problème réside dans le récit historique livré par la proposition de loi : il est incomplet et insuffisant car tout un pan de la répression de l’homosexualité est laissé de côté. La proposition de loi exclut un ensemble de pratiques pénales, judiciaires et policières, qui ont visé les personnes homosexuelles.
Elle se heurte aussi à la complexité technique de cette répression, à l’empilement de différentes mesures : il ne faut pas se contenter de lire le Code pénal, il faut regarder du côté des pratiques ordinaires des juges et des policiers. Avec des conséquences arbitraires : en l’état actuel du texte, en raison de sa formulation, des personnes condamnées entre 1980 et 1982 n’obtiendront pas réparation ! De plus, le texte aborde seulement une courte période historique. Or la répression de l’homosexualité n’a pas débuté en 1942, loin de là.
Sur plusieurs dizaines de milliers de condamné·es, principalement des hommes, beaucoup sont mort·es ou ne feront pas de demande.
Qu’en est-il des formes de réparation collectives demandées par certains collectifs ?
Cela a été mis en œuvre en Allemagne ou au Canada. Des collectifs, notamment des bibliothèques et centres d’archives LGBTQI+, soutiennent cette revendication. Il faut réfléchir aux manières de réparer des violences et dominations structurelles : c’est un enjeu politique important, qui a été posé au sujet de l’esclavage également. Plusieurs parlementaires – entre autres Anne Souyris (Écologistes) et Ian Brossat (PCF) au Sénat, Andry Kerbrat (LFI) et Sandra Regol (Écologistes) à l’Assemblée – ont formulé des propositions pour élargir la proposition de loi, en consultant des chercheurs, dont moi-même et des militants. Mais leurs amendements n’ont pas reçu un soutien suffisant. Les élus socialistes ne sont pas allés au fond des choses et ont beaucoup tardé à écouter les remarques quant aux limites du texte – si tant est qu’ils aient vraiment voulu le faire.
Vous signalez dans votre dernier ouvrage que ce type de proposition de loi réparant ces préjudices s’appuie sur de précédents exemples étrangers, notamment en Europe.
Des politiques similaires ont déjà été adoptées, dans les années 2010, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Espagne, au Canada, plus récemment en Autriche. Les parlementaires français ne se sont pas penchés sur ces expériences étrangères, comme s’il y avait une singularité ou une exception française. Or ces politiques de réparation ont rencontré diverses difficultés, dues à la coexistence de pratiques répressives multiples ; on retrouve la même chose en France.
Au Royaume-Uni, la situation paraissait assez simple : deux crimes avaient visé explicitement l’homosexualité, celui de « buggery » (sodomie) et celui de « gross indecency between men » (un outrage à la pudeur, lequel avait permis de condamner Oscar Wilde). Mais la loi initiale a dû être amendée à plusieurs reprises, pour ajouter des délits annexes (tel celui de « solicitation by men », visant la drague), pour inclure les lesbiennes et la traque menée dans l’armée. La situation a été identique à Allemagne : la loi été modifiée pour inclure toute « poursuite pénale pour des actes homosexuels consentis ».
En France, si deux articles du Code pénal ont explicitement visé les pratiques homosexuelles, la répression est passée par de nombreux outils : les délits d’outrage public à la pudeur, de vagabondage, d’excitation de mineurs à la débauche voire d’outrage aux bonnes mœurs (contre des publications). La police a mené un véritable harcèlement, elle a surveillé, fiché et raflé, en expliquant que la loi était insuffisante. Cette action policière a eu des conséquences très concrètes et tout autant violentes : des vies ont été brisées, des personnes ont perdu leur travail, notamment des agents publics, d’autres se sont suicidées, etc. On ne peut que regretter que ces points, certes techniques mais qui ne sont pas des détails, ne soient pas sérieusement examinés par les parlementaires.
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