Les revenants du mythe entrepreneurial

Ils ont cru au récit de l’aventure entrepreneuriale, mais dans les faits, ils se sont surtout confrontés à une réalité bien moins glamour et aux limites d’un modèle idéalisé. Les revenants de l’entrepreneuriat racontent leur retour vers le salariat.

Kamélia Ouaïssa  • 17 décembre 2025 abonné·es
Les revenants du mythe entrepreneurial
Brahim Ben Ali, secrétaire général de l’intersyndicale nationale des VTC, lors d’une manifestation le 29 mars 2022.
© Riccardo Milani / Hans Lucas via AFP

Des messages apparaissent partout sur les réseaux, notamment sur X, où les témoignages affluent : « J’ai pris une décision, je quitte l’entrepreneuriat et je vais vers un CDI » ; « Après trois ans, j’ai fermé mon auto­entreprise » ; « Fini l’entreprenariat, je retourne à ma blouse d’infirmière et à la stabilité. » Ces posts font un constat commun : l’entrepreneuriat peut être épuisant et instable, loin du récit glamour de liberté et succès.

Depuis 2008 et la création du régime de l’auto­entrepreneur, l’expérience s’inscrit dans un large mouvement national. En 2024, la France a enregistré un nouveau record avec 1 111 200 créations d’entreprises, un chiffre évidemment porté par la promotion continue du micro-entrepreneuriat, encouragé et relayé par diverses institutions. Sur le site de France Travail, on voit ainsi des articles du type « 5 (très) bonnes raisons de se lancer dans l’entrepreneuriat social ».

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Dans l’espace public, la figure de l’entrepreneur relève moins d’une réalité sociologique que d’une représentation idéalisée. Dans Le Mythe de l’entrepreneur, Anthony ­Galluzzo, maître de conférences en sciences de gestion à l’université de Saint-Étienne, rappelle que l’entrepreneur tel qu’on nous le présente est avant tout « une catégorie du discours », un personnage façonné par les médias, les magazines et les films.

Se lancer dans l’aventure répondrait à l’attrait du récit de réussite qui structure notre imaginaire collectif : la prospérité financière à l’américaine ; le modèle de la girlboss, archétype de la femme entreprenante, puissante et inspirante ; et plus largement la promesse d’un épanouissement professionnel et personnel. Anthony Galluzzo souligne que cette construction discursive permet de « simplifier la vie économique en la théâtralisant », où l’ascension dépendrait principalement de la volonté individuelle.

Une indépendance imposée

Cette mythification de l’entrepreneuriat, présenté comme la promesse d’un accomplissement personnel, cache une réussite individuelle qui dépend souvent de facteurs sociaux et matériels bien plus complexes.

Parfois, l’indépendance n’est pas un choix : elle s’impose comme une nécessité. C’est le cas pour Brahim Ben Ali, originaire de Roubaix. « Votre adresse suffit pour que des employeurs vous ferment la porte », confie-t-il. Confronté à la discrimination, au manque d’opportunités et à des emplois précaires, Brahim Ben Ali est devenu chauffeur de VTC en 2014, moins par vocation que pour s’offrir une échappatoire et la possibilité d’accéder à un revenu sans dépendre d’un employeur, a fortiori quand ledit employeur ne vous rappelle jamais.

Votre adresse suffit pour que des employeurs vous ferment la porte.

B. Ben Ali

Pour d’autres, comme Dalylia, 55 ans, l’entrepreneuriat s’inscrit dans un projet de reconversion professionnelle. Approchant d’un âge où la charge physique de nombreux métiers commence à peser lourdement, cette mère de quatre enfants décide de se tourner vers la vente à son compte.

« Je cherchais un emploi compatible avec mon âge, sans mettre en danger ma santé. J’ai longtemps exercé des métiers alimentaires très exigeants, et je commençais à fatiguer. » Par ailleurs, Dalylia nourrissait un rêve de longue date : « J’ai toujours voulu faire de la vente à mon compte parce que je rêvais d’avoir ma propre boutique. Avec le réseau, j’avais l’impression que c’était plus accessible. »

Le pouvoir unilatéral des plateformes

Pour Brahim Ben Ali, la réalité de son indépendance s’est révélée très tôt éloignée de ce qui l’avait poussé à se lancer. « J’ai compris qu’il s’agissait d’une fable », dit-il. Confronté aux dérives du secteur, il découvre un système où les décisions arbitraires se multiplient et où les travailleurs sont de plus en plus isolés. Le chauffeur choisit l’organisation collective pour défendre un métier devenu précaire face aux plateformes qui disposent d’un pouvoir unilatéral.

« J’ai créé le syndicat à la demande de mes camarades lillois, avec lesquels je luttais déjà contre Uber en 2016. À l’époque, des chauffeurs étaient déconnectés du jour au lendemain, tandis que la plateforme modifiait les tarifs sans même les prévenir. »

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Cette désillusion, Dalylia la connaît elle aussi, d’une autre façon. Dans son salon, elle étale une pile de documents administratifs identiques à ceux des grandes entreprises, puis elle désigne son téléphone : « Et encore, ça, c’est tout ce que je n’imprime pas. On nous a fait croire que ­l’entrepreneuriat était la solution, qu’on soit jeune ou vieux », soupire-t-elle.

Son activité exige bien plus que la simple vente de produits : « Il y a toute une charge de travail qui n’est pas comptabilisée : déposer les colis, s’occuper de la communication, tenir la comptabilité, gérer le service après-vente, les pertes de colis, les réclamations… Et puis on est très mal informés, très mal accompagnés. » La frontière entre vie professionnelle et personnelle s’efface, tandis que les coûts dépassent largement ses attentes. « Je pensais qu’être entrepreneur, c’était être son propre patron, que tout serait simple et informatisé. On nous faisait croire qu’il suffisait de cliquer sur un bouton, mais ce n’est pas le cas ! »

Mon déclic pour repartir vers un emploi salarié était financier. Ça ne suivait pas. C’était trop aléatoire.

Dalylia

La situation peut parfois prendre une tournure dramatique. Brahim se souvient d’un chauffeur niçois, « convaincu à 100 % du rêve de l’indépendance », qui avait investi toutes ses économies dans une voiture. « Il a été déconnecté [de la plateforme] du jour au lendemain. Ça lui a coûté son couple, lui a laissé des dettes énormes, et il m’a confié en direct sur TikTok qu’il songeait au suicide. Heureusement, on a pu lui faire comprendre qu’il n’était pas seul. » Brahim ajoute que ce cas n’a rien d’isolé : « J’ai des dizaines d’histoires comme celle-là. Sans parler de mes camarades morts de crise cardiaque au volant. »

Revenir au salariat pour éviter le pire

Sur le terrain, le représentant de l’intersyndicale nationale des VTC observe un retour massif au salariat. « De nombreux travailleurs quittent le statut d’indépendant pour revenir vers un emploi stable, toujours pour les mêmes raisons : instabilité financière, fatigue accumulée, isolement extrême, absence de protection sociale, peur permanente de la déconnexion. Beaucoup tombent malades après avoir quitté le système : la chute est brutale. » Pour lui, le décalage entre le discours public et les conditions de vie est abyssal.

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Le constat de Dalylia converge avec cette réalité. Après plusieurs mois à tenter de faire vivre son activité, elle a dû reconnaître l’impasse financière dans laquelle elle se trouvait. « Mon déclic pour repartir vers un emploi salarié était financier. Ça ne suivait pas. C’était trop aléatoire. » À cette instabilité s’ajoute la peur de tomber malade, de se blesser ou d’avoir un accident sans filet : « L’angoisse de ne pas avoir de mutuelle pèse énormément. »

Face à ces difficultés, le retour au salariat n’apparaît pas comme un renoncement, mais comme un choix pragmatique. Une façon de reconquérir des droits élémentaires : une couverture sociale, un salaire prévisible, la possibilité de se projeter au-delà du mois en cours. Loin de l’injonction à « réussir seul » qui sature le débat public.

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