Un procès inachevé

Derrière la condamnation de l’un des principaux responsables du génocide de 1994, subsistent bien des zones d’ombre.

Denis Sieffert  • 24 décembre 2008 abonné·es

Toutes les grandes capitales, Washington et Paris notamment, se sont rapidement félicitées, jeudi, de la condamnation à la prison à vie de Théoneste Bagosora, considéré comme l’un des acteurs clés du génocide rwandais, en 1994.
L’ex-colonel a été condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour « génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre ». Même le gouvernement de Kigali a estimé dans un communiqué que « justice avait été faite » . Pour autant, ce procès laisse un goût ­d’inachevé. Le TPIR a en effet acquitté Bagosora du crime d’ « entente en vue de commettre le génocide » avant le 7 avril 1994. Si le tribunal a bien reconnu la culpabilité de celui qui était alors directeur de cabinet du ministère rwandais de la Défense – et qui dirigeait de facto l’armée – dans l’accomplissement du génocide, il n’a donc pas reconnu la préméditation. Pour beaucoup d’observateurs, le déni de préméditation revient à nier l’existence même du génocide, qui suppose l’extermination systématique et programmée d’un groupe particulier.

Le génocide, qui avait débuté au lendemain de l’attentat contre l’avion du président hutu, Juvenal Habyarimana, avait duré trois mois et provoqué la mort d’environ 800 000 personnes, en immense majorité des Tutsis. Le procès de Théoneste Bagosora s’était ouvert en 2002. Quelque 242 témoins ont été entendus, et près de 1 600 pièces à conviction étudiées. Pour Filip Reyntjens, professeur à l’université d’Anvers, et témoin expert de l’accusation au procès, le verdict du TPIR « voudrait dire que personne n’aurait organisé le génocide, et que ce serait un crime sans auteur et sans préméditation » . « On en arrive, commente cet universitaire, à la notion de génocide spontané. » Dans son jugement, le TPIR note que « la Chambre a conclu que certains des accusés ont joué un rôle dans la création de milices civiles et dans la distribution d’armes, ainsi que dans la tenue de listes de personnes soupçonnées d’être des complices du Front patriotique rwandais [FPR, ex-rébellion tutsie, aujourd’hui au pouvoir à Kigali] ».
Un universitaire français cité par l’AFP, André Guichaoua, témoin expert au procès, a estimé que Bagosora est « un maître d’ouvrage délégué » mais « pas le commanditaire » . Selon André Guichaoua, « toutes les décisions prises la nuit du 6 au 7 avril [1994] e t le lendemain ont assurément été prises en concertation avec Agathe Habyarimana [veuve du président assassiné] et par la famille élargie » . « Cela veut dire, conclut-il, que le TPIR n’a pas envie de remonter jusqu’au sommet, c’est-à-dire à Agathe Habyarimana, comme il n’a pas voulu savoir qui a assassiné Juvénal Habyarimana, ni poursuivre les crimes couverts par les plus hauts responsables du FPR. » On sait que, selon la version retenue, notamment par le juge Jean-Louis Bruguière, qui mène une instruction sur l’attentat contre ­l’avion, celui-ci serait le fait du FPR. Cette version a le double avantage de tenir le Front patriotique tutsi pour responsable en partie du génocide dont les Tutsis ont été les victimes, et de gommer toute préméditation. C’est l’attentat qui aurait déclenché un déchaînement de haine parmi les Hutus. Cette version est pour le moins contestée. Bien avant l’attentat contre l’avion, la propagande des extrémistes hutus, notamment sur la radio des « Mille Collines », conditionnait la population.
En épargnant le clan Habyarimana, le TPIR esquive aussi la responsabilité de la France, qui lui était étroitement liée. D’où, peut-être, les félicitations empressées de jeudi, comme un lâche soulagement.

Monde
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