Le préfet de police a le sens de la famille

Mon charmant voisin m’avait fait une énigmatique prophétie : « J’connais du monde, ce soir, tu dormiras en prison ! »

Jean-Michel Véry  • 20 juin 2013 abonné·es

Trois gaillards, le genre sportif, jeans, baskets, blousons et brassards fluo siglés BAC. À ma porte, un dimanche à 20 heures ? Une méprise sans doute. Je repose mon verre de Quinquina, lâche le bol de pistaches et ouvre grand ma porte : « Messieurs, bonsoir ! » Les voilà aussi surpris que moi. S’attendaient à quoi, les hommes du SGEG ? Rédoine Faïd, Jean-Claude Mas, Claude Guéant ? « Vous avez eu une altercation avec un voisin ce matin ? » Je balaie le disque dur de ma journée, et là, tout s’éclaire. L’abruti du deuxième. Celui qui me hurle dessus quand, à ma fenêtre du troisième étage, j’allume la première clope du matin, la meilleure, celle qui fait tousser. Défiant toutes les lois de la physique, mes volutes lascives et nocives, gavées d’ammoniaque et de goudrons, bifurquent subitement sur gauche, parcourent une trentaine de mètres, en redescendent cinq, filent le long de l’autre bâtiment et pénètrent par l’interstice de sa fenêtre à lui, l’abruti. Une volée d’injures vient alors me pourrir mon petit moment de bonheur toxique : « Pédé, connard, tu peux pas fumer chez toi ? » Mais je suis chez moi !

Ça dure depuis des mois et, après avoir diagnostiqué une fragilité psychologique avérée, je m’étais promis de le rappeler à l’ordre, alors que son discours se faisait de plus en plus confus, limite grossier, voire intrusif, me promettant moult dégradations physiques. Une première confrontation avait eu lieu quelques semaines auparavant. « Il » m’attendait au pied de l’ascenseur et, devant la gardienne et une voisine atterrées, avait souhaité en découdre. Beuglant au charron, faisant tournoyer à la manière des Brigades du Tigre ses petits poings blanchâtres et grassouillets, me laissant entendre que la pratique de la boxe française ne lui était pas étrangère. Bref, le genre sportif qui fume pas. Encostumé ce jour-là, apprêté, rasé de frais et parfumé du dernier Guerlain, je n’avais pas donné suite, laissant vociférer seul le forcené et méprisant ses injonctions nauséabondes : « Viens ici si t’es un homme ! » Mais, en ce beau dimanche matin, la chance m’avait souri. D’un sourire kabyle. Parti pour musarder du côté de Ménilmuche, je croise à la sortie de la résidence l’ayatollah de la Marlboro, le Frigide Barjot de la nicotine, l’Ahmadinejad de la sainte combustion, le belliqueux du monoxyde. Je vais enfin pouvoir lui signifier mon juste mécontentement, exiger des excuses et l’inviter fermement à ne pas réitérer ses gracieusetés. Rien à faire, toujours aussi agité l’asticot. Le revoilà à faire ses démonstrations de judoka.

Quelques noms d’oiseaux fusent de part et d’autre, je l’empoigne par le col, le secoue comme un Orangina et, faute d’obtenir un début d’explication ou de repentir, le laisse poursuivre sa médiocre route vers l’escalier B, comprenant que son raisonnement est définitivement atrophié, ayant probablement durant l’enfance été bercé trop près du mur. Mais, sitôt dehors, le voici de nouveau à la charge, me poursuivant d’une énigmatique prophétie : « J’connais du monde, ce soir tu dormiras en prison ! » Ce serait donc là l’objet de cette tardive visite domiciliaire et dominicale de la brigade anticriminalité ? Les hommes de la BAC – surentraînés et suréquipés – m’enjoignent de les suivre pour être entendu sur « l’affaire ». Coup d’œil complice, façon Delon dans le Gitan, à ma compagne affolée : « T’en fais pas mamour, je reviens très vite, garde mon apéro au frais. » Entouré de mes trois bodyguards, mon taxi pie m’attend dans la rue. Arrivés sur zone, ils sont six autour de moi, ça tergiverse, cause tout bas, passe des coups de fil et le verdict tombe : « On va vous garder, décision du procureur. » Je passe sur la fouille au corps, le retrait de la montre, des lacets, des lunettes, de la ceinture et des chaussures, la prise d’empreintes et d’ADN, puis, vers 21 heures, direction ma chambrée pour une nuitée spartiate aux fragrances d’urine et d’excréments, sous les cris et dans le chahut organisé de mes compagnons d’infortune :  « Nique la police, cousin ! » Quand je pense que je vais grossir les chiffres de la délinquance dans le prochain opus de Laurent Obertone. Mais mon questionnement est ailleurs. Pourquoi ? À 3 heures, je suis entendu par l’officier de police judiciaire. Sympathique et compatissant : « Vous n’avez rien à faire là ! » Il m’explique enfin la raison de cette diligence policière à mon endroit : la filiation. Mon charmant voisin est cousin avec le préfet de police de Paris, en poste il y a encore quelques mois, très proche et au cœur du dispositif sécuritaire de l’ancien président de la République. Par déontologie, nous l’appellerons Michel Lepoêle.

Et là, les flics se lâchent. Ils évoquent leurs pénibles conditions de travail, leurs objectifs chiffrés de commerciaux : « Ce mois-ci, c’est les violences volontaires, la semaine dernière, c’était les violences conjugales… » L’audition durera jusqu’à 6 heures, on évoquera un peu l’affaire, on parlera beaucoup photo et politique et, n’en déplaise au plaignant, une fliquette m’offrira même quelques cigarettes. « Le procureur s’est chié dessus, j’espère que vous allez foutre un beau bordel. » Dans l’après-midi, après enquête, où ma photo prise au petit matin de ma détention, le visage pâle et peu avenant, sera présentée à mes voisins, après vingt heures de garde à vue, le ventre creux, puant, crasseux et froissé de la chemise, je serai libéré. En sortant, je me précipiterai au bureau de tabac pour ma première cigarette de la journée, la meilleure, celle qui fait tousser. Sur le paquet, la mention « Fumer tue ». Plus tard, je serai poursuivi pour violences volontaires et, à l’audience, j’écoperai de quelques mois de prison avec sursis et d’une amende ferme. Depuis, mon voisin a déménagé, relogé par les services de la préfecture. Pendant ce temps-là, Xavier Dupont de Ligonnès, lui, court toujours.

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