Fédérer les pensées critiques

Un colloque à l’université de Nanterre vise au dépassement du capitalisme et du patriarcat. Et ose renouer avec l’utopie.

Olivier Doubre  • 20 février 2014 abonné·es

Des universitaires, chercheurs, enseignants, des éditeurs, des animateurs de revues. Philosophes, sociologues, économistes, historiens. Beaucoup sont des militants, engagés au sein de leurs disciplines. Tous contribuent à l’élaboration d’une pensée critique dans leur champ d’intervention et de recherche. Au total, 220 intellectuel(le)s, parmi lesquel(le) s une grande place est faite aux plus jeunes. C’est le nombre – impressionnant – d’intervenants au colloque intitulé « Penser l’émancipation », sous-titré « Théories, pratiques et conflits autour de l’émancipation humaine », qui se tient à l’université Paris-Ouest de Nanterre du 19 au 22 février. L’événement mérite d’être salué, tant pour les intellectuels présents que pour sa volonté de rompre l’isolement du monde de la recherche par rapport au champ politique, mais aussi entre les différentes disciplines en son sein. Cette manifestation se veut clairement engagée, ayant choisi le terme de l’émancipation humaine pour mieux signifier la volonté de dépassement des multiples formes de dominations. D’où, au-delà des nombreuses tables rondes et communications, les grandes séances plénières [^2] en soirée, consacrées aux trois grands axes de réflexions et de luttes : contre les dominations capitaliste, impérialiste et du patriarcat, auxquelles s’ajoute une soirée dédiée aux « utopies critiques » .

S’appuyant cette année sur « Sophiapol », le laboratoire de philosophie politique de l’université de Nanterre, l’initiative fait suite à une première édition, qui s’est tenue en octobre 2012 [^3] par la volonté d’un groupe de chercheurs en sciences humaines et sociales de l’université de Lausanne. En majorité des jeunes diplômés. Parmi eux, Alexis Cukier, aujourd’hui attaché temporaire d’enseignement et de recherche (Ater) en philosophie à l’université de Poitiers et membre du bureau éditorial des éditions La Dispute, souligne cette volonté de « mettre en avant une nouvelle génération et de canaliser les énergies de jeunes chercheurs ». Sans exclure néanmoins les plus « anciens », qui interviendront donc à Nanterre et sont en quelque sorte les « stars » du colloque. À l’instar de Bernard Friot, Frédéric Lordon, Alberto Toscano ou du fondateur des éditions La Fabrique, Éric Hazan (« Au-delà du capitalisme »), de Jacques Bidet ou Étienne Balibar (« Utopies critiques »), de Joan W. Scott, Selma James ou Sara Farris (« Au-delà du patriarcat »), Gilbert Achcar, Houria Bouteldja ou Richard Seymour (« Au-delà de l’impérialisme »)… « L’idée de départ, précise Alexis Cukier, était de créer dans l’espace francophone un moment de rencontre entre les générations, les disciplines et surtout les différents courants des pensées critiques, un peu sur le modèle du réseau anglo-saxon Historical materialism. Et, comme lui, organiser un colloque chaque année, se poursuivant par des publications ou des numéros spéciaux de revues. » Car l’initiative bénéficie d’ores et déjà du soutien de Vacarme, Lignes, Agone (qui est aussi le principal éditeur partenaire), Savoir/Agir, Contretemps, Regards, la Revue des livres ou les Cahiers de l’Histoire. Et, à titre personnel, des animateurs de maisons d’édition indépendantes et engagées telles que Verso, La Dispute, Le Croquant, La Fabrique, Les Prairies ordinaires, Amsterdam…

C’est donc, vu le contexte politico-intellectuel, une « formidable réussite que de réunir tous ces gens – qui ne forment pas une école », s’exclame l’un de ses participants, Ramzig Keucheyan, sociologue à l’université Paris-IV et l’un des meilleurs spécialistes de la nébuleuse des nouvelles pensées critiques qui s’élaborent depuis une vingtaine d’années [^4]. Et qui veut croire que « le “grand cauchemar des années 1980” », selon les termes de l’angliciste François Cusset (qui interviendra le 20 février à 16 heures sur « L’impensable émancipation »), « est bien fini. Je le vois chez mes étudiants, il y a aujourd’hui une énorme demande de pensée critique, de Marx, de Deleuze, de Foucault… Ce colloque est une tentative de se donner une identité, certes multiple, mais surtout une visibilité, pour tenter de mordre sur le champ politique ». Même s’il sait que ce bouillonnement a du mal à avoir prise sur les réalités syndicales ou politiques : « Bien sûr, l’un des risques, c’est d’aller vers une situation à l’américaine, où l’on voit une très grande radicalité dans l’université mais… inexistante dans la société ! Certes, le colloque se passe dans l’univers académique, mais il exprime aussi une volonté de trouver des passerelles vers le champ politique. » Cet écueil sera évidemment l’un des plus difficiles à surmonter. Une première critique, facile, serait de pointer la quasi-impossibilité pour le travailleur moyen d’assister à plusieurs jours de colloque, avec des communications souvent de haute tenue, destinées d’abord à un public lettré. Mais l’idée de regrouper des chercheurs et des éditeurs, des intellectuels, de tous horizons, n’est pas si fréquente. « Il s’agit justement de tenter de dépasser le problème de la dispersion des théories critiques, car on ne tire que trop rarement, voire presque jamais, un bilan des acquis critiques. C’est là un autre objectif de ce colloque : former un réseau sur le long terme, international, de chercheurs et de militants », souligne Paul Guillibert, membre du comité parisien d’organisation du colloque, doctorant en philosophie à Nanterre et membre du comité de rédaction de la revue Vacarme. Ainsi, une prochaine édition est prévue à Tunis en 2015, puis à Montréal en 2016, où se tiendra le Forum social mondial.

L’idée de réseau, en tout cas, est ** moins celle d’une organisation à proprement parler que « d’une collaboration souple entre chercheurs autant que possible de la jeune génération, qui, sans rejeter les filiations des grands penseurs des décennies passées, veulent regrouper leurs travaux pour tenter de fédérer les pensées critiques et dégager des possibles de dépassement des dominations », poursuit Paul Guillibert. Car c’est bien cette idée de « fédération des théories critiques qui motive tous ces chercheurs, acteurs du renouveau de la pensée critique depuis plus de quinze ans », ajoute Alexis Cukier. Parmi les « stars » des plénières (le 21 février à 19 heures), Joan W. Scott, historienne du féminisme français, professeure au prestigieux Institute of Advanced Study de Princeton et auteure du célèbre article, en 1986, « Le genre, une catégorie utile d’analyse historique [^5] », a tout de suite accepté de participer à l’événement. Sa venue se veut « militante, à l’heure où l’on voit toutes ces attaques en France contre les études de genre, sur lesquelles j’ai travaillé toute ma vie ». Et d’ajouter : « Car une chose nous a frappés, mes collègues et moi, c’est qu’il n’y a qu’en France qu’on peut voir des gens manifester contre une “théorie”, fût-elle “du genre”, même si celle-ci n’existe pas !  [rires] C’est en tout cas cela aussi qui me fait venir. » C’est également la volonté de rencontrer « une nouvelle génération : on ne peut que se féliciter d’une telle initiative, où un grand nombre de jeunes chercheurs vont pouvoir discuter ensemble des grandes questions qui préoccupent la gauche aujourd’hui. Ne serait-ce que pour cette raison, il faut les encourager – être présente ».

[^2]: Chaque soir à 19 h. Programme : www.penserlemancipation.net

[^3]: Qui a donné lieu à une publication : Penser l’émancipation. Offensives capitalistes et résistances internationales , A. Duclin, J. Daher, C. Georgiou et P. Raboud (dir.), La Dispute, 2013.

[^4]: Il est l’auteur d’ Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques (Zones/La Découverte, 2013).

[^5]: Traduit dans De l’utilité du genre (Fayard, 2012). Cf. notre entretien avec Joan W. Scott, Politis n° 1223 (18 oct. 2012).

Idées
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