Crise ukrainienne : à qui la faute ?

Après l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine tente d’imposer la fédéralisation de la partie orientale de l’Ukraine. Pour Alain Lipietz, la crise résulte de « l’ambition impériale » du Président russe. Pour Jean Geronimo, elle est la conséquence d’une violence occidentale plus feutrée, qui vise à un encerclement de la Russie.

Olivier Doubre  • 24 avril 2014 abonné·es

Illustration - Crise ukrainienne : à qui la faute ?


Dans la série « similitudes entre les années 1930 et les années 2010 », nous avions vu les guerres civiles espagnole et syrienne (Politis, 4 septembre 2013). L’Ukraine sera-t-elle nos Sudètes ?

En 1938, Hitler exige que la Tchécoslovaquie lui livre les Sudètes, peuplées de germanophones chauffés par la propagande nazie locale. La conférence de Munich les lui accorde. Peu après, Hitler suscite la sécession de la Slovaquie et envahit la Tchéquie.

En novembre dernier, le président Ianoukovitch rompt les négociations avec l’Union européenne. Contre cette manœuvre pro-russe qui éloigne leur pays des normes occidentales, les Ukrainiens de l’ouest se révoltent : c’est « l’Euro­maïdan », rassemblant nationalistes et démocrates pro-­européens. À la suite d’un massacre, le Président est destitué par le Parlement. Poutine, s’appuyant sur des milices pro-russes, annexe la Crimée, approuvé par un référendum local. Le même scénario se profile sur l’est du pays. La conférence de Genève entérine, le 17 avril, l’annexion de la Crimée et modère les risques de partition. Genève = Munich ?

Les deux crises superposent trois facteurs : la question nationale, une option pour des normes plus ou moins démocratiques, et l’intervention extérieure d’un régime autoritaire. La Tchécoslovaquie était un espace artificiel, issu du traité de Saint-Germain ; l’Ukraine est issue de l’explosion de l’URSS, avec ses frontières définies sous Staline et Khrouchtchev. La Crimée est russe depuis sa conquête par les tsars et l’épuration ethnique des Tatars par Staline. L’Ukraine du nord-ouest hérite d’une longue participation au royaume de Pologne-Lituanie. À s’en tenir au principe des nationalités, le dépeçage qui se profile fait sens, comme celui de la Yougoslavie.

Sauf que voilà : d’abord il matérialise l’ambition impériale d’un voisin qui cherche à reconstruire son estime de soi autour d’un nationalisme belliqueux. Poutine fait penser à Milosevic plus qu’à Hitler : ce n’est guère plus rassurant. Après l’Ukraine viendrait l’ouverture d’un corridor vers Kaliningrad à travers la Lituanie : on en sera à 1939 et à Dantzig.
Surtout, ce dépeçage, avec son cortège d’épurations, irait contre la volonté de la grande majorité, même à l’est : maintenir l’unité de l’Ukraine. Avec une fenêtre ouverte sur l’Europe occidentale et ses normes démocratiques qui se fermerait dans l’espace de la Russie poutinienne. Cette résistance oppose un fondement « civique » de la nation (un choix de vivre ensemble selon certains principes) à la tentation d’une définition « ethnique ».

À qui la faute ? À l’Europe qui n’a pas su tendre la main aux Ukrainiens ? Vue la façon dont l’Europe accueille déjà Polonais et Roumains, faut pas rêver. En réalité, par-delà l’arbitraire des découpages administratifs, c’est un siècle de soviétisme, de ­l’Holodomor (génocide par la faim de 1933) aux oligarques, qui pèse encore sur l’esprit des Ukrainiens. On ne sait pas encore, ou on ne sait plus y « faire société ». Nous ne pouvons pas faire semblant d’oublier le naufrage du communisme au XXe siècle : sans un tel dévoiement, on en serait à la République fédérative universelle !

Car une solution fédérale est en effet souhaitable lorsqu’elle exprime une nation civique régionalement différenciée. Elle n’est dangereuse que si elle préfigure une partition ethnique. Mais l’expérience belge montre que l’équilibre est instable…

Illustration - Crise ukrainienne : à qui la faute ?


À la disparition de l’Union soviétique, en décembre 1991, l’Ukraine indépendante est devenue l’enjeu d’une lutte d’influence entre les deux anciens ennemis de la guerre froide. Ainsi, la transition postcommuniste est marquée par les tentatives successives de ­l’Occident d’étendre son influence, avec des moyens frôlant parfois l’illégalité – comme la « révolution de couleur » de 2004, qui place un dirigeant pro-américain à la tête de l’État ukrainien.

L’Ukraine revenue en toute légalité dans le giron russe en 2012, avec l’élection de Viktor Ianoukovitch, on pensait l’Occident définitivement hors-jeu. Or, l’inconsistance et les revirements multiples du nouveau Président pro-russe ont donné au bloc occidental sous leadership américain l’occasion inespérée de revenir dans le jeu en alimentant la contestation populaire contre un « pouvoir corrompu à la solde de Moscou ». Un air de déjà-vu, dans la logique des révolutions néolibérales ayant frappé l’espace post-soviétique dans la décennie 2000, sous l’impulsion d’ONG à financement anglo-saxon, d’opposants et de relais locaux sponsorisés par la manne dollarisée des « droits de l’homme ». Un nouveau « soft power », dénoncé par Vladimir Poutine.

Pourtant, dans la mesure où ce coup d’État touchait ses intérêts nationaux et mettait en cause sa sécurité, la réaction de l’État russe a été, cette fois, d’une tout autre ampleur. Dénonçant l’illégalité du processus politique, catalysé par l’ingérence de forces extérieures et centré sur l’élimination du président Ianoukovitch, Moscou ne pouvait reconnaître le nouveau pouvoir pro-occidental de transition. D’autant plus que celui-ci, sous la pression de groupes nationalistes et extrémistes, a très vite imposé des mesures anti-russes, en particulier celles sur le droit des minorités et sur le statut de la langue russe.

Dans ces conditions, la « bienveillance » russe sur les revendications émancipatrices des régions de l’Est ukrainien, et notamment de la Crimée, « avant-garde révolutionnaire » contre l’illégalité kiévienne, semble justifiée. La légalité du référendum criméen s’appuie, d’une part sur son attachement historique à la Russie et, d’autre part, sur la jurisprudence initiée par l’indépendance du Kosovo en 2008 sous pression américaine. En quelque sorte, la maladresse occidentale a offert une opportunité à Vladimir Poutine de « retrouver » la Crimée et, par ce biais, de garantir un accès stratégique aux mers chaudes –  à l’instar de la base navale syrienne de Tartous.

Ce faisant, ce coup gagnant russe sur l’échiquier eurasien a donné le prétexte à l’axe euro-atlantique de renforcer la ceinture sécuritaire otanienne en zones baltes et est-européenne, au sud de la Russie, dont la volonté de « reconquête impériale » est désormais perçue comme une menace majeure.
À terme, cette légitimation politique post-guerre froide de l’Otan fait craindre à Moscou le resserrement de l’encerclement, via l’extension de cette dernière à des États post-soviétiques comme la Géorgie et l’Ukraine et, à venir, l’implantation en leur sein d’unités du bouclier antimissile américain – lequel neutraliserait en partie les forces nucléaires stratégiques de la Russie. Dans la perception stratégique russe, c’est une poursuite de la politique de roll back (reflux) de l’ancienne puissance communiste, conduite depuis la chute de Mikhaïl Gorbatchev, le 25 decembre 1991. Comme une ultime provocation.

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