Loi travail : Pourquoi exiger le retrait

Alors que le conflit social s’envenime, retour à la lettre de la loi El Khomri. Nous posons ici dix questions autour d’un texte qui signerait une régression sociale d’une ampleur inédite.

Denis Sieffert  • 1 juin 2016 abonné·es
Loi travail : Pourquoi exiger le retrait
© GEORGES GOBET/AFP

Nous revenons cette semaine sur l’essentiel : le contenu de la loi travail. Un texte qui, pour reprendre la formule de Philippe Martinez, aboutirait à créer un « code du travail par entreprise ». Le projet gouvernemental aggraverait considérablement deux lois, de 2004 et de 2008, élaborées par la droite, et qui prévoyaient déjà la possibilité d’inverser la hiérarchie des normes, mais par dérogation. Avec la loi El Khomri, ce serait la règle.

1/ Que dit exactement le fameux article 2 ?

En son paragraphe 2, il redéfinit le « champ de la négociation collective ». Il aborde ensuite dans une longue énumération (l’article 2 occupe à lui seul 58 pages du document officiel) tous les aspects du droit du travail. Exemples :

« Art. L. 3121-5. Une convention ou un accord d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche peut prévoir une rémunération des temps de restauration et de pause mentionnés dans l’article L. 3121-2 »

Ou encore :

« Art. L. 3121-6. Une convention ou un accord d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche prévoit soit d’accorder les contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage mentionnés à l’article L. 3121-3, soit d’assimiler ces temps à du temps de travail effectif. »

L’important ici, c’est évidemment la formule rituelle « une convention ou un accord d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche… ». Ce serait désormais l’accord d’entreprise qui prime. Et cela, notamment, pour la durée du travail, les heures supplémentaires, les congés payés…

Chaque fois que l’accord d’entreprise sera adopté par au moins 50 % des représentants syndicaux de l’entreprise, il prévaudra sur l’accord de branche, même s’il est moins avantageux pour les salariés. Ainsi, les heures supplémentaires pourront être majorées à moins de 25 % si un accord d’entreprise le décide, sans toutefois pouvoir descendre en dessous d’une majoration de 10 %.

2/ Pourquoi concentre-t-il tous les débats ?

La raison principale de cette focalisation sur cet article 2 réside dans ce que l’on a appelé « l’inversion de la hiérarchie des normes ». De quoi s’agit-il ?

Nous citons ici une analyse réalisée par des avocats spécialisés dans le droit du travail, pour le Syndicat des avocats de France (SAF) [^1]:

« Il s’agit de transférer au maximum l’élaboration des règles à un niveau où le rapport de force entre employeur et représentants du personnel est le plus faible pour les salariés, sans respect du principe de faveur [^2] pourtant reconnu comme principe général du droit et ce, d’une manière d’autant plus dangereuse que la légitimité des organisations syndicales est mise en cause par les nouvelles conditions de validité des accords, visant à affaiblir les organisations syndicales minoritaires et à exclure totalement les organisations syndicales non représentatives.
Une réforme qui illustre parfaitement les choix politiques de ces dernières années, dans le sillage des recommandations de l’Europe : au prétexte de vouloir diminuer le taux de chômage, l’objectif est de flexibiliser, de libéraliser toujours davantage les relations de travail. Pourtant les réformes qui se sont succédé depuis une trentaine d’années en ce sens n’ont pas permis d’influer favorablement sur le niveau de l’emploi en France. »

3/ En quoi contrevient-il au principe d’égalité ?

Le fait que l’accord d’entreprise prévaut sur l’accord de branche ne manquera pas d’entraîner « une inégalité et un dumping social entre les entreprises, faussant la concurrence entre elles, le plus souvent en défaveur des PME » (SAF).

4/ Pourquoi la CFDT le défend-elle ?

Nous avons posé la question à Pierre Khalfa, syndicaliste, co-président de la Fondation Copernic et membre du Conseil scientifique d’Attac. Pour lui, la première des raisons est avant tout politique : « Une partie de la CFDT est directement liée au Parti socialiste. Il y a de vrais liens d’appartenances pour une partie de l’appareil du syndicat ainsi que des liens idéologiques assez forts. Il s’agit davantage d’un accord politique de fond que d’une véritable alliance. En fait, ils sont idéologiquement d’accord. » L’autre raison, plus fondamentale selon lui, demeure dans la conception que se fait la CFDT du syndicalisme. « C’est un syndicalisme d’accompagnement des réformes néolibérales, analyse Pierre Khalfa. La CFDT refuse tout affrontement avec le gouvernement ou le patronat. Il est impossible pour elle de s’opposer à ces réformes d’ailleurs souvent considérées comme bénéfiques. »

Un soutien qui, du point de vue de la pratique syndicale, ne semble pas toujours cohérent, selon le co-président de la Fondation Copernic : « La CFDT est très favorable à l’inversion de la hiérarchie des normes qui donne la priorité aux négociations d’entreprises, alors qu’elle est beaucoup moins implantée dans celles-ci que la CGT. On voit donc mal ce que la CFDT pourrait y gagner en termes de développement syndical… » Le soutien de Laurent Berger, le secrétaire général, au texte gouvernemental est donc essentiellement idéologique.

5/ Pourquoi la CGT, FO et Solidaires sont-ils contre ?

Contrairement à la CFDT qui demandait la modification du texte, la CGT et FO ont, dès le début, réclamé le retrait non-négociable de cette loi qu’ils jugent contraire aux droits des salariés. « La raison de fond, c’est qu’il y a deux conceptions du syndicalisme complètement antagonistes, explique Pierre Khalfa, contrairement à la CFDT, la CGT, FO et Solidaires pratiquent un syndicalisme de transformations sociales ». Considérant que ces textes entraîneraient une dégradation considérable des droits des salariés, ces syndicats ne peuvent les soutenir. Pour eux, il ne peut pas y avoir un syndicalisme qui se développe sur la base du recul des droits des salariés », estime Pierre Khalfa.

En outre, Force Ouvrière a une raison particulière de s’opposer au texte. « Pour FO, peu implantée dans les entreprises, note Pierre Khalfa, la négociation de branche, dans lesquelles ce syndicat est très présent, est quelque chose de primordial. Mais, tous ont conscience, du fait de leur mode d’existence, que les négociations au sein des entreprises se font dans des conditions de rapports de forces tels qu’ils seront évidemment perdants et que le patronat sera gagnant ».

6/ D’autres articles sont-ils également régressifs ?

Oui. Nous citons ici quelques exemples, non exhaustifs, empruntés au document SAF.

« Le projet de loi supprime l’exigence d’un délai minimum d’information de la programmation des astreintes (15 jours, 1 jour en cas de circonstances exceptionnelles) en exigeant uniquement « un délai raisonnable » (nouvel article L. 3121-8, dernier alinéa). […] Les conditions de dépassement de la durée quotidienne maximale du temps de travail sont également modifiées. Si la durée quotidienne maximale de travail reste de 10 heures, le projet modifie les conditions de dépassement de ce maximum : […] le projet prévoit que le dépassement pourrait être autorisé soit par accord soit par l’autorité administrative (et non plus par l’inspection du travail) dans des conditions déterminées par décret qu’on ignore à ce jour, donc peut-être sans avoir à justifier d’un motif particulier et sans avoir à consulter le comité d’entreprise. »

En ce qui concerne le licenciement, des modifications sont apportées sur la définition du motif économique (article 30) : 

« Le projet de texte liste les causes économiques possibles de manière non limitative : le terme “notamment”, qui avait conduit la jurisprudence à élaborer la notion de “réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité”, est maintenu, en sorte que d’autres motifs que les difficultés économiques, les mutations technologiques, la réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité, ou la cessation d’activité de l’entreprise pourraient encore être invoquées à l’avenir. De même, après avoir dressé une liste de critères caractérisant “automatiquement” des difficultés économiques – ce qui limite les possibilités de contrôle du juge –, le texte ouvre la porte à l’introduction d’autres critères sans aucune précision, à travers la formule “soit par tout élément de nature à justifier de ces difficultés” » (SAF).

7/ Le projet comporte-t-il des aspects positifs ?

Le point généralement avancé comme positif est le compte personnel d’activité (CPA). Tel que défini par le ministère du Travail : « C’est un compte qui sera ouvert pour chaque personne qui débute sa vie professionnelle et qu’elle gardera jusqu’à sa retraite. Le CPA couvrira tous les actifs : c’est une avancée majeure et même inédite. Ainsi, seront concernés les salariés du secteur privé, les fonctionnaires, les travailleurs indépendants, les demandeurs d’emploi… Les droits seront attachés à la personne : quels que soient les changements d’emploi ou de statut, le CPA suit la personne et elle conserve ses droits. À terme, il rassemblera l’ensemble des droits sociaux et de la protection sociale en intégrant le compte personnel de formation, le compte personnel de prévention de la pénibilité et le compte engagement citoyen. »

Mais il n’est pas interdit de se poser tout de même quelques questions sur la gestion de ces comptes par les banques ou par la Caisse des dépôts et consignations. Quel usage en feront-elles ? Quels risques pour le salarié de voir (ou de ne pas voir, faute d’informations) son compte transformé en produit financier ? Et si tel est le cas, quel risque pour lui de voir son compte se volatiliser en cas de crise financière ? Autant de questions pour l’instant sans réponse. Ajoutons, si on veut bien ne considérer que le côté positif du CPA, que rien n’empêchait le gouvernement de le créer sans l’intégrer à une loi fourre-tout éminemment toxique. Il en va de même pour la Garantie jeunes, déjà en œuvre dans plusieurs départements.

Autre aspect souvent présenté comme « positif », les règles de validité des accords collectifs en entreprise (article 10 du projet). Les défenseurs du texte prétendent que la nouvelle règle exige une majorité de 50 % au lieu de 30 % actuellement. C’est l’exemple même du tour de passe-passe. Car il existe en réalité très peu d’écart entre les deux, compte tenu des subtiles différences d’assiette de calcul.

Concernant le recours au référendum en entreprise, également présenté comme une mesure démocratique, le projet de loi est « politiquement incohérent puisqu’alors qu’il prétend renforcer le dialogue social, les salariés sont instrumentalisés pour affaiblir les syndicats dont ils ont pourtant eux-mêmes déterminé la représentativité aux dernières élections. Les salariés sont donc utilisés pour désavouer les syndicats majoritaires qu’ils ont élus. De plus, le risque est grand quant à la manière dont serait posée la question aux salariés, ce que la réforme n’encadre pas. C’est une véritable porte ouverte au chantage à l’emploi » (SAF).

8/ Quelles modifications ont été apportées au texte initial ?

La plupart des modifications ont été largement inspirées par les demandes de la CFDT. La principale concession du gouvernement concerne le barème des indemnités prud’homales (article 20), accusé, selon le syndicat, « d’accroître le pouvoir unilatéral des employeurs ». Le texte, contrairement au code du travail, prévoyait un plafond d’indemnités accordées par les prud’hommes en cas de licenciement abusif. Cette disposition a été supprimée. La modification de l’article prévoit en revanche de garder le barème à titre indicatif. Un élément déjà prévu par la loi Macron…

Autre modification qui découle des volontés de la CFDT : le dispositif « forfaits-jours » qui permet de déroger aux 35 heures. Le texte permettait aux patrons des entreprises de moins de 50 salariés (TPE et PME) de soumettre leurs salariés à ce dispositif sans passer par un accord collectif. Désormais, la décision devra faire l’objet d’un accord des représentants syndicaux. Le gouvernement a également renoncé à rétrécir le périmètre géographique qui sert à apprécier le bien-fondé d’un licenciement économique. Pour les multinationales, les difficultés économiques d’une filiale française ne suffiront pas à justifier un licenciement si le groupe est, par ailleurs, bénéficiaire.

D’autres articles du texte ont été retirés, comme celui du recours facilité au temps partiel, dont les abus sont nombreux. Jusqu’alors, l’employeur devait, pour recourir à ce type de contrat, informer au préalable l’inspection du travail. Le premier texte de loi prévoyait la suppression de cette obligation, donnant, une fois de plus, un pouvoir unilatéral à l’employeur.

9/ Pourquoi la droite et le Medef sont-ils mécontents ?

Le Medef, en particulier, exigeait le plafonnement des indemnités prud’homales. Le retrait de cette disposition, avec d’autres modifications, a renvoyé le Medef dans le camp des « mécontents », sinon des opposants au texte actuel. Quant à la droite, elle envisage de rétablir au Sénat le texte dans sa rédaction première.

10/ Pourquoi n’y a-t-il plus de compromis possible ?

Parce que cette loi travail correspond à toute une philosophie libérale. L’article 2 en est la substance même. Pratiquement, tous les autres articles dépendent de lui.

[^1] Analyse intégrale sur http://0602.nccdn.net//000/000/11e/ 537/Analyse-et-contrepropositions PJLTRAVAIL2504 _2016.pdf ou sur lesaf.org

[^2] Dans le droit du travail français, le principe de faveur est une disposition qui prévoit que la convention et l’accord collectif ne peuvent être que plus favorables aux salariés que les lois et règlements en vigueur.

Politique Travail
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