« Créer des espaces pour le possible »

Pour Pascal Le Brun-Cordier, la reconquête des lieux publics est d’autant plus nécessaire après les attentats de 2015 et de 2016. Et les artistes doivent y participer.

Pauline Graulle  • 20 juillet 2016 abonné·es
« Créer des espaces pour le possible »
© Photo : TOSHIFUMI KITAMURA/AFP

Pascal Le Brun-Cordier, directeur artistique de l’agence Vertigo In Vivo, conçoit et organise des projets artistiques dans l’espace public. Il a créé puis dirigé pendant cinq ans les Zones artistiques temporaires (ZAT) à Montpellier. Il est également directeur du master – unique en Europe – « Projets culturels dans l’espace public », qu’il a fondé en 2005 à La Sorbonne.

Quels impacts ont eu les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et du 14 juillet 2016 à Nice, notamment, sur notre rapport à l’espace public ?

Pascal Le Brun-Cordier : Après les attaques du 13 novembre, on a observé un double effet. À court terme, elles ont créé une rupture dans notre rapport à l’espace public. Ces événements ont mis de la défiance a priori là où notre rapport à l’espace public, à l’autre, reposait sur une « présomption de confiance [^1] ». Tout à coup, la bienveillance, la tranquillité, l’hospitalité des espaces urbains dans lesquels nous évoluons, ont laissé place à un état de fébrilité, d’inquiétude, de méfiance. Ce qui nous a conduits, dans les jours qui ont suivi, à tenter d’identifier autour de nous des indices de danger potentiel, des objets ou des comportements suspects, à éviter les positions les plus exposées dans les rues ou les transports publics. L’injonction à être « attentifs ensemble », ritournelle fondatrice de l’imaginaire sécuritaire dans lequel nous -baignons déjà depuis plusieurs années, a viré à un terrifiant « tous paranos ».

Que s’est-il passé dans un second temps ?

Après les attaques de novembre à Paris, nous avons progressivement retrouvé des comportements plus insouciants dans l’espace public. À ce moment-là, nous avons fait preuve d’une certaine résilience. Je formulerais même l’hypothèse d’un effet paradoxal de ces attaques. Il me semble que, depuis le début de l’anné 2016 jusqu’au drame du 14 juillet, il y a eu un appétit plus marqué pour des manifestations de fraternité et de solidarité dans l’espace public. C’était une manière de nous réassurer, mais aussi de nous réarmer pour faire en sorte que ces valeurs que nous avions incorporées au point de ne plus les voir soient remises en lumière. On a observé une forme d’ostentation de notre capacité à habiter ensemble l’espace public, pacifiquement, fraternellement. Et à faire de cette forme « d’être ensemble » un projet politique et culturel. Nuit debout en est une illustration évidente, qui m’apparaît d’abord comme une tentative de réinventer un contrat social empreint de la « nudité » de la relation sociale première : on était là, ensemble, à (s’)écouter, à faire preuve d’attentions les uns pour les autres.

Avec Nuit debout, nous sommes arrivés à un « attentifs ensemble » positif, signifiant : « Portons attention ensemble à ce que nous sommes. » J’ai observé ce phénomène également dans nombre de manifestations culturelles depuis le printemps. Le festival d’arts de la rue Viva Cité à Sotteville-lès-Rouen, ou celui de Parade(s), à Nanterre, ont cette année encore rencontré un grand succès auprès d’un large public venu notamment éprouver ce plaisir précieux d’occuper les rues et les places de manière insouciante. Il me semble que la joie y était comme redoublée par la conscience aiguë de sa puissance et de sa fragilité mêlées – une joie ordinaire et pleinement politique, au sens où Spinoza ou Simone Weil en ont parlé. Bien sûr, tout cela s’est fracassé dans la nuit tragique du 14 juillet à Nice.

L’état d’urgence a néanmoins eu un impact sur certaines manifestations : Gay Pride ou manifs raccourcies, concerts annulés le week-end du 14 novembre 2015… La société voulait réinvestir l’espace public, mais le pouvoir a parfois mis son veto…

Oui, certaines manifestations ont été déplacées, redimensionnées, malmenées, voire annulées, et l’état d’urgence a pu être instrumentalisé à des fins politiques. Mais je note aussi qu’en dépit de la volonté de contrôle et de la gestion autoritaire des pouvoirs publics, des projets adviennent ou persistent quand même. Fin mai, le duo d’artistes Boijeot-Renauld a ainsi organisé le « Grand Pari », un projet avec une centaine de personnes (dont j’étais) qui ont déambulé nuit et jour dans Paris avec des tables, des bancs, des chaises et des lits en bois pour habiter la ville autrement et converger des périphéries vers le centre de la capitale. Nous avons fait tout ça sans autorisation et dans la bienveillance générale.

Un espace public apaisé est-il souhaitable ?

Les pouvoirs publics semblent parfois rêver d’un espace public totalement pacifié. Ça existe : c’est le cimetière ! Mais l’espace public est l’espace de la démocratie, de la pluralité, de la diversité des discours et des usages… C’est donc un espace qui « doit » être conflictuel parce que la multitude l’est par essence. Le dissensus est un indice de vitalité démocratique. La question est ensuite de savoir comment articuler ces désaccords pour éviter et la guérilla permanente et le cimetière.

Peut-on inventer autre chose qu’un espace public voué à la consommation ?

Ce qui me semble important, dans l’espace urbain, c’est de créer des espaces libres, disponibles pour le possible. À Paris, la rénovation de la place de la République en 2013 est une réussite, car elle en a fait un vaste plateau ouvert qui permet qu’advienne de l’inédit, de l’indéterminé, de l’improbable. Anne Hidalgo a eu raison de se reprendre après s’être offusquée de ce que les Nuit-deboutistes auraient « privatisé » la place. La privatisation, c’est quand un opérateur privé, défendant des intérêts privés, paie pour utiliser l’espace. D’ailleurs, un marqueur très précis pour apprécier la politique urbaine et citoyenne d’une ville, c’est sa capacité de résistance à la demande de privatisation de l’espace public, au toujours plus de pubs, de grandes surfaces, d’événements sponsorisés.

Il y a quelques années, à Vienne, en Autriche, un superbe projet-canular avait été organisé par un collectif d’« artivistes » qui avaient installé sur la Karlsplatz un stand où l’on expliquait aux passants que la place allait être rebaptisée « Nike Platz »à la suite d’un partenariat avec cette marque sportive. Les habitants étaient épouvantés ! Pourtant, à Paris, en octobre 2015, le Palais omnisports de Paris-Bercy a été rebaptisé AccorHotels Arena sans que cela fasse de vagues. Nous devrions résister à ces politiques de naming de grands équipements sportifs ou culturels, fréquentes dans les pays anglo-saxons, parce qu’elles polluent nos imaginaires, notre langue même, en nous obligeant à utiliser le nom de marques privées pour désigner des établissements publics. Alors qu’il faudrait agrandir notre monde commun, ces politiques funestes le réduisent.

Certaines collectivités ont le désir de mettre en place une démocratie plus participative. Est-ce de la poudre aux yeux ?

Il y a des choses intéressantes : à Paris, par exemple, où un budget participatif a été mis en place – même s’il représente une part modeste du budget global. De nouvelles manières de penser et de mettre en œuvre les politiques publiques se développent. Dans le domaine de l’urbanisme et de la production de l’espace public en particulier. La capitale a ainsi lancé un programme de « réinvention » de sept places publiques avec une volonté de co-conception et de coproduction avec des acteurs rarement invités dans la fabrique de l’urbain.

On voit apparaître un « urbanisme de processus » donnant plus de place aux usages et aux expériences, en rupture avec les grands projets d’aménagement autoritaires. Les artistes et les acteurs culturels y ont leur place, qui n’est plus celle de la cerise sur le gâteau (un objet posé sur l’espace public à la fin du projet), mais celle du partenaire que l’on écoute et que l’on désire associer en amont. Je pense par exemple à l’Agence nationale de psychanalyse urbaine (ANPU) de l’artiste -Laurent Petit, qui mène actuellement une opération dans le bas–Belleville. Nous sommes quelques-uns à porter ces approches obliques, décalées, surprenantes. Elles se répandent en France, et c’est une bonne nouvelle.

Elles permettent une réappropriation par tous ?

Oui, car le véritable enjeu est bien de favoriser la transformation de l’espace public en espace commun, habitable et habité. De faire que tous types de personnes puissent se retrouver dans une co-présence attentive et créative où s’éprouve la force de « l’être ensemble » sans l’effacement des différences. Pour cela, les artistes ont des stratégies permettant des expériences exaltantes, y compris avec des propositions suscitant du dissensus.

Les collectifs d’architecture active comme Coloco, ETC, Yes We Camp ou YA+K (réunis début juillet à Bobigny dans le cadre de « Superville ») sont portés par la conviction qu’ils sont en train de constituer la culture d’un monde nouveau. Leur travail consiste souvent à « activer » l’espace public pour en faire un lieu habité où la question « qu’est-ce qu’on fabrique ensemble » se pose et se résout en même temps dans l’action. Ce que l’on y fabrique ensemble ? Un monde plus habitable, de la solidarité, du mieux-être, de la fête, de la discussion démocratique et puis de la mémoire collective. De la culture, en somme.

[^1] Lire l’article de Carole Gayet-Viaud sur le site www.metropolitiques.eu.

Société
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