Éloge scientifique de l’humain

Le physicien Hubert Krivine pointe avec humour les limites d’un big data… sans limites. Stimulant.

Denis Sieffert  • 27 juin 2018 abonné·es
Éloge scientifique de l’humain
© photo : La machine a peut-être battu Kasparov, mais elle ne s’en est pas aperçueu2026ncrédit : STAN HONDA/AFP

Avouons-le : le big data nous fascine. La capacité d’accumuler, grâce à la machine, des quantités illimitées de données réintroduit en nous une part de cette pensée magique que la science s’était évertuée à réduire. Allons-nous enfin pouvoir prévoir ? Avec beaucoup de clarté et une bonne dose d’humour, le physicien Hubert Krivine nous met en garde contre quelques illusions. D’emblée, il cadre son propos avec l’exemple de Deep Blue, l’ordinateur qui a vaincu Gary Kasparov. La machine, dit-il, sait battre le champion du monde aux échecs, « mais elle ne s’en est pas aperçue ». Et, à la différence du champion, « elle ne sait pas faire frire un œuf au plat… ». Le ton est donné.

Krivine (le frère de l’autre) montre que la machine est toujours « dédiée », pas l’être humain. Avant de s’attaquer au big data, il vante les vertus de la science qui aide à comprendre, c’est-à-dire à relier par des lois un événement ou un phénomène à d’autres « qui semblaient sans rapport ». Mais sa force prédictive est incertaine parce que, si « les mêmes causes ont les mêmes effets », les causes ne sont jamais exactement les mêmes : « Tout événement n’apparaîtra jamais qu’une fois. » Et, nous dit Krivine, on se méprend souvent sur les liens de causalité, que l’on confond avec de simples corrélations. Il arrive aussi que l’effet soit si éloigné de la cause, et le lien si chaotique, que le déterminisme n’est plus du tout évident. C’est la fameuse image de « l’effet papillon », quand un battement d’aile de l’insecte au Mexique peut entraîner une tornade au Texas. Ce que Krivine appelle le « chaos déterministe ».

Après avoir fait l’éloge de la science, c’est-à-dire de l’humain, Krivine entreprend de « relativiser » le pouvoir du big data, qui permet, dans certaines conditions, de « prévoir », mais « sans comprendre ». Pour commencer, il nous propose de répondre à la question du bac 2017 : « Suffit-il d’observer pour connaître ? » « Non, évidemment, répond-il, mais ça peut aider ! » C’est par l’observation de la chute d’une pomme que Newton a compris le mouvement des planètes autour du Soleil. Mais tout le monde peut observer la chute d’une pomme, et il n’y a qu’un seul Newton. Car celui-ci avait en plus une théorie. Et Hubert Krivine ironise : Newton n’a pas eu besoin de plusieurs pommes.

Autrement dit, le big data sans théorie, sans abstraction, sans mathématiques est d’un pouvoir limité. Claude Allègre et Luc Ferry, deux anciens ministres de l’Éducation nationale, qui manifestaient leur mépris pour les maths, en prennent pour leur grade. Krivine s’amuse à flinguer les fausses études quantitatives et les corrélations absurdes : n’a-t-on pas « démontré » que plus l’âge des Miss America était élevé et plus il y avait de morts par brûlure ? Il cite Coluche qui conseillait de ne jamais aller à l’hôpital parce que les statistiques démontrent qu’on y meurt dix fois plus souvent que dans son lit… Autrement dit, vive le big data, à condition que l’on sache s’en servir. Voilà un livre qui aide à penser et qui met de bonne humeur.

Comprendre sans prévoir, prévoir sans comprendre Hubert Krivine, éd. Cassini, 135 p., 12 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

« Tout ce qu’Israël fait aux Palestiniens justifie que j’embarque dans ce bateau »
Entretien 30 septembre 2025 abonné·es

« Tout ce qu’Israël fait aux Palestiniens justifie que j’embarque dans ce bateau »

Issue d’une famille de résistants au nazisme, la militante de 83 ans Isaline Choury a lutté toute sa vie contre le racisme, le fascisme et l’antisémitisme. Dénonçant le suprémacisme blanc et le colonialisme persistant des État occidentaux qui soutiennent Israël, elle se trouve actuellement à bord d’un navire de la Freedom Flotilla Coalition.
Par Pauline Migevant
« Les sciences sociales sont dans le viseur de la droite et l’extrême droite dans beaucoup de pays »
Entretien 29 septembre 2025 abonné·es

« Les sciences sociales sont dans le viseur de la droite et l’extrême droite dans beaucoup de pays »

Corédacteur en chef d’Actes de la recherche en sciences sociales, revue fondée par Pierre Bourdieu en 1975, Julien Duval revient sur le demi-siècle d’une publication aussi atypique que transdisciplinaire et prestigieuse scientifiquement.
Par Olivier Doubre
À Marseille, le savoir résiste aux faiseurs de peur
Reportage 29 septembre 2025 abonné·es

À Marseille, le savoir résiste aux faiseurs de peur

Le festival Allez Savoir de l’EHESS, dont Politis est partenaire, organisait sa 6e édition à Marseille sur un enjeu brûlant : « Informer / S’informer / Déformer ». Dans un monde saturé de récits anxiogènes et de fake news, chercheur·ses, élèves, journalistes et citoyen·nes se sont retrouvés pour interroger la fabrique de l’information.
Par Pierre Jacquemain
Trop souvent, les salauds meurent dans leur lit
Essai 24 septembre 2025 abonné·es

Trop souvent, les salauds meurent dans leur lit

L’avocat Philippe Sands, spécialiste de droit international, interroge la question de l’impunité à partir de l’épisode de l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998, et des criminels nazis réfugiés en Amérique latine. Un thriller juridique passionnant.
Par Olivier Doubre