Marlène Schiappa au tribunal

Alors qu’elle ne cesse de proclamer son attachement à la liberté d’expression, l’ex-ministre déléguée auprès de Gérald Darmanin réclame de lourds dommages et intérêts à une militante des droits des migrants en réparation d’un commentaire caustique posté sur Twitter.

Sébastien Fontenelle  • 6 juillet 2022
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Marlène Schiappa au tribunal
© Photo : Marlène Schiappa lors d'un débat organisé par l'hebdomadaire d'extrême droite Valeurs actuelles, le 22 mars 2022 (Alain JOCARD / AFP)

Au fil des dernières années, Marlène Schiappa, qui vient de réintégrer le gouvernement, l’a dit et redit sur Twitter : elle est « #ToujoursCharlie ». Comprendre qu’elle est viscéralement attachée à la liberté d’expression, telle que l’incarne selon elle l’hebdomadaire Charlie Hebdo, qui use parfois d’un vocabulaire un peu offensif, lorsqu’il présente par exemple (1) Nadine Morano comme « la fille trisomique cachée de De Gaulle ».

Dans les faits, cependant, il peut arriver que la nouvelle secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale et solidaire et de la Vie associative trouve des limites à cette liberté : c’est ce qui vaut à Isabelle Saint-Saëns, qui milite depuis de longues années pour les droits des migrant·es, de comparaître ce vendredi, 8 juillet 2022, devant la 17ème chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris.

L’affaire remonte au 19 août 2020.

Ce jour-là, un migrant soudanais âgé de 28 ans, Abdulfatah Hamdallah, est retrouvé mort sur la plage de Sangatte (Pas-de-Calais). Marlène Schiappa, qui est à l’époque ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur, et en charge notamment du « respect du droit d’asile » et des « actions en matière de politique d’intégration des étrangers en France », confectionne ce tweet : « Immense tristesse : un adolescent de 16 ans, migrant soudanais disparu en mer cette nuit, a été retrouvé mort sur la plage de Sangatte ce matin. Ce drame insupportable nous mobilise encore + avec @GDarmanin _contre les passeurs qui profitent de la détresse d’êtres humains ! »

La ministre, qui se trompe donc sur son âge, semble méconnaître aussi que la victime, qui vivait à Nantes depuis le mois de mars 2019 et avait gagné Calais en juin 2020 après que la France avait refusé de lui accorder un visa, a tenté de traverser la Manche « avec un autre jeune homme » à bord d’une embarcation de fortune. « Les passeurs », par conséquent, ne sont pour rien dans sa disparition tragique : comme l’explique l’un de ses amis dans le journal La Voix du Nord, c’est bien parce que « la France lui a fermé la porte au nez » qu’Abdulfatah Hamdallah a « décidé de venir à Calais ». Et qu’il s’est finalement lancé dans la traversée qui lui a coûté la vie. Sa mort « est la conséquence des politiques migratoires meurtrières de l’UE et des États membres qui ne laissent comme seule alternative aux exilé⋅es que la prise de risques inconsidérés afin de chercher une protection ou un avenir meilleur que ni leur pays, ni l’Europe ne veulent leur offrir », écrira le GISTI.

Lorsqu’elle lit le tweet de Marlène Schiappa, le sang de l’écrivaine et sociologue Kaoutar Harchi ne fait qu’un tour. Elle répond, sur Twitter : « Se servir d’un drame humain pour justifier la poursuite d’un programme politique anti-migrant à l’origine du drame survenu et de tous ceux à venir, c’est d’un cynisme… »

Puis Isabelle Saint-Saëns, que cette posture de la ministre n’encolère pas moins, ajoute à la réponse de Kaoutar Harchi ce caustique commentaire, qu’elle répètera deux fois : « Ordure, elle qui est devenue la faire-valoir de Darmanin. »

C’est abrupt.

Mais le mot « ordure » renvoie au lexique dans lequel pioche par exemple, à la même époque, le « cadre du ministère de l’Intérieur » qui expliquera au Monde quelques jours plus tard, sous le couvert de l’anonymat, que « le Royaume-Uni » veut « renvoyer tous les migrants en provenance de France », et que « si on accepte ça, on deviendra la poubelle des Anglais ».

Or, cette dernière profération, où les migrants sont donc assimilés à des ordures ménagères – et la France à la « poubelle » où les Britanniques rejetteraient ces déchets – n’offusque guère Marlène Schiappa.

En revanche : quand elle découvre les tweets d’Isabelle Saint-Saëns, la ministre, moins « #ToujoursCharlie » qu’à son accoutumée, porte aussitôt plainte pour « injure publique envers un membre d’un ministère », et demande à l’impertinente militante la coquette somme de « 10 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la publication des propos poursuivis ».

Audacieux pari.

« Critique admissible »

Car des spécialistes viendront ce vendredi témoigner de la réalité de la « politique migratoire » du gouvernement au sein duquel Marlène Schiappa a servi pendant cinq ans auprès de Gérald Darmanin – et de l’influence de cette politique sur la vie, notamment, des migrants qui, comme Abdulfatah Hamdallah, se voient refuser un visa par les services de ce ministre de l’Intérieur.

Et maître Raphaël Kempf, défenseur de la militante des droits des migrants, entend de son côté rappeler que pour la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qui stipule que « toute personne a droit à la liberté d’expression », ne « laisse guère de place pour des restrictions » à cette liberté « dans le domaine du discours et du débat politique {: name= »Hlk107315785″ target= »blank » } dans lequel cette dernière revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général ». C’est-à-dire, notamment : des questions « qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou encore qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé. »

En outre, la CEDH considère que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier, dès lors qu’à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit par conséquent montrer une plus grande tolérance ».

Ainsi, résume Raphaël Kempf, « lorsque des propos portent sur des questions qui suscitent un intérêt du public, s’inscrivent dans un débat politique ou militant et portent la critique d’une personnalité politique, un niveau encore plus élevé de protection doit être accordé » à cette « liberté d’expression » pour laquelle Marlène Schiappa, lorsqu’elle dit et redit qu’elle est « #ToujoursCharlie », affiche un si vif attachement.


(1) Et au risque d’un validisme imparfaitement maîtrisé…

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