L’Allemagne, de mémoire vive

Un collectif d’historiens d’outre-Rhin a élaboré une version allemande des « Lieux de mémoires », sur le modèle de l’ouvrage publié par Pierre Nora il y a près de vingt ans. Leur version abrégée vient d’être traduite.

Olivier Doubre  • 5 avril 2007 abonné·es

En 1984, lors de la parution de la République , Pierre Nora prévenait dans sa « Présentation » à ce premier des sept volumes des Lieux de mémoire [^2]
:
« La mémoire est un cadre plus qu’un contenu, un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce qu’il est que par ce que l’on en fait. » Aussi, appliqué à l’Allemagne, du fait de son passé, en particulier au XXe siècle, un même projet ne pouvait que susciter des interrogations, des réticences, ou même des craintes. Était-il tout simplement envisageable ?

C’est le pari qu’ont voulu relever Étienne François et Hagen Schulze. Les deux directeurs de cette vaste entreprise outre-Rhin pouvaient certes s’appuyer sur le constat que la notion de « lieu de mémoire » a bien, depuis une vingtaine d’années, fait la preuve de son caractère « exportable » , selon le mot de Pierre Nora. En effet, des versions italienne, néerlandaise ou danoise ont déjà paru dans ces pays, la liste devant encore s’allonger. Toutefois, dans le cas du pays de Goethe, le doute subsistait quant à une possible transposition, « en raison de l’éclatement de ses mémoires, des enjeux politiques et émotionnels du rapport au passé, des ruptures consécutives de son histoire et des incertitudes permanentes sur son identité et sa réalité nationale » . Si, comme le confirment les auteurs, les craintes se sont finalement révélées « vaines » , il faut néanmoins saluer le risque intellectuel non négligeable qu’il y avait au départ à se lancer dans un tel projet, qui compte, dans sa version intégrale, pas moins de 121 articles regroupés en trois volumes. La version abrégée aujourd’hui traduite se veut en tout cas un « reflet fidèle » , offrant un « échantillon le plus large et le plus diversifié possible » de ces Deutsche Erinnerungsorte , parues en 2001.

Les interrogations sur le bien-fondé d’une telle entreprise avaient notamment pour cause la fonction particulière assignée outre-Rhin à la discipline historique, surtout sous le régime hitlérien. De nombreux historiens allemands redoutaient en effet qu’ « en raison du « poids du passé », une enquête sur les mémoires allemandes n’ouvre la voie au retour d’un genre honni depuis le nazisme : le genre de l’histoire nationale légitimatrice du présent et suspecte de banalisation du passé » . Or, dans un contexte tout à fait différent, Pierre Nora avait déjà, dans sa « Présentation », pressenti le même type de risques inhérents à son travail. Ainsi, lorsqu’il reconnaissait (et justifiait) la « part d’arbitraire » dans le choix des sujets traités, il était conscient que « cette complaisance à nos imaginaires de prédilection comporte, indéniablement, un risque de régression intellectuelle et de retour au gallocentrisme que toute historiographie contemporaine a fait l’heureux effort de dépasser. Il faut le savoir, il faut y prendre garde » . C’est pourquoi Étienne François et Hagen Schulze se sont refusés à une simple transposition du « modèle » français et ont « au contraire procédé à plusieurs inflexions et réorientations » afin de répondre « le mieux possible aux modes de rapport au passé qui font la spécificité des mémoires allemandes » .

La démarche des Lieux de mémoires français a parfois été l’objet de critique, notamment de la part de Perry Anderson dans la Pensée tiède (Seuil, 2005.), qui y voyait une entreprise à « embaumer la nation » . Ces Mémoires allemandes , tout en reprenant la méthode des « lieux-carrefours », dont les auteurs explorent les « dimensions multiples » traversant ceux-ci, décrivent un pays aujourd’hui en pleine « recomposition mémorielle » . L’Allemagne, outre d’avoir été le pays où l’intérêt pour la traduction des Lieux de mémoires français a été l’un des plus vifs, connaît en effet depuis quelques années une véritable « intensification de la problématique de la mémoire » . D’où le succès rencontré outre-Rhin par leur version allemande…

L’ouvrage comporte des études couvrant plus de deux millénaires, depuis « la Germanie de Tacite » à « la paix de Westphalie », de « Johann Sebastian Bach » à la « porte de Brandebourg » ou au « Mur de Berlin »… Cependant, les deux derniers siècles occupent évidemment une place spécifique, notamment du fait d’un des premiers critères de choix opérés par les auteurs pour cette traduction française : « celui des possibles comparaisons avec la France ». À l’instar du rapprochement franco-allemand à l’oeuvre depuis près de soixante ans, il s’agit ici de prolonger le *« transfert culturel réussi » entre les deux pays. Mais c’est l’importance de la question du nazisme et du génocide des Juifs, pensée comme « signe historique négatif » , qui ne cesse aujourd’hui de croître dans la mémoire allemande contemporaine, jusqu’à y figurer, peu à peu, les années passant, en tant que « centralité monstrueuse » . À la manière, selon le mot de l’historien Norbert Frei, de « ces montagnes dont les dimensions réelles se révèlent d’autant mieux qu’on s’en éloigne »

[^2]: En 7 volumes, Gallimard (1984, 1986 et 1992). Repris en « Quarto », 3 volumes, 1997.

Idées
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