Juste like a woman

Après la biographie de Bob Dylan par François Bon, le biopic de Todd Haynes,
« I’m Not There », sort sur les écrans. un film montrant les multiples facettes du chanteur, du folksinger à la rock-star, où il est incarné par Cate Blanchett.

Éric Tandy  • 6 décembre 2007 abonné·es

Cela aurait pu concorder. La parution en septembre d’une biographie de Bob Dylan, écrite par François Bon, et la sortie de I’m Not There , un film à méandres qui, en plus de raconter de manière peu banale la vie de l’artiste américain, tente de mettre en scène un certain nombre de lieux et de personnages qui nourrissent son univers textuel. Un pari cinématographique difficile, d’abord parce que la carrière de Dylan n’est qu’une suite de rebondissements et de zones d’ombre, mais surtout parce que ses chansons sont remplies d’images qui ne sont pas forcément inventées pour être comprises ou vues.

Questionné par le magazine britannique Uncut , Todd Haynes, le réalisateur (qui avait déjà touché au rock avec le trop parodique Velvet Goldmine ), avouait quand même s’être un peu simplifié le travail « en se focalisant sur des moments où la vie privée et la vie créative coïncidaient » . La séquence Far West du film, où apparaît Richard Gere, est par exemple très significative de ce mélange souvent réussi. Car elle correspond à la fois aux années où le chanteur s’est retiré à la campagne et à l’imagerie que véhiculaient ses chansons d’alors ; bien souvent des histoires d’un vieil Ouest mythifié à l’extrême, où se croisaient hors-la-loi, bateleurs de tous poils et figurants de la commedia dell’arte.

C’est d’ailleurs pour aider à mieux aborder, puis à comprendre, ce genre de passage (qui est en fait un des nombreux films dans le film) que la bio de François Bon, Bob Dylan une biographie , aurait pu être très précieuse. Car elle aurait dû, en plus de situer chronologiquement les choses (ce que l’écrivain fait très consciencieusement), un peu mieux expliquer comment celles-ci se manifestaient à l’intérieur (l’écriture) puis à l’extérieur (les disques). Le livre manque de coeur. Passant continuellement de la description un peu romancée à la sécheresse de ton, il ne peut attirer en profondeur celui qui ne sait pas trop comment découvrir Dylan autrement que par une banale compilation CD. Rien qu’en France, deux bouquins sur le même « sujet », celui de Silvain Vanot (chez Librio) et celui de Stéphane Koechlin ( Épitaphes 11 , Flammarion) en donnent autant, voire plus. Le premier parce qu’il est aussi d’une chronologie sans faille, le second parce qu’il ajoute un élément lyrique rapprochant d’un univers musical qui fait forcément fantasmer l’amateur. En hésitant entre les deux options, François Bon n’accroche ni celui qui veut apprendre, ni celui qui connaît mais aimerait bien qu’on lui raconte à nouveau l’histoire dans une version différente.

Le manque de clés et de points de repères peut donc rendre le visionnage d’ I’m Not There assez difficile. Car Haynes a quand même signé un film de spécialiste, dont il ne donne jamais le mode d’emploi. Bien avant de tourner Loin du Paradis (son précédent long-métrage de 2002), il était déjà dessus, écoutant tout de Dylan, aussi bien les chansons que les interviews ; lisant et regardant aussi tout ce qui avait pu, au cours des années, inspirer le chanteur.

Totalement immergé, le metteur en scène s’est tellement imprégné des diverses turbulences de son personnage qu’il en est arrivé à la conclusion que le folksinger , devenu ensuite rocker et père de famille, avait beaucoup trop de facettes pour être interprété par un seul acteur. De là, la grande trouvaille de cette saga explosée ; multiplier les Dylan… Le faire jouer par six interprètes, les faire apparaître un par un, puis ­ un peu à la manière de Robert Altman dans Short Cuts ­ les faire s’éloigner, sortir, ou revenir chacun leur tour avec le contexte qui leur est propre. Bref, réaliser un film à tiroirs dont le meuble porteur s’appellerait Bob Dylan.

Évidemment, au final, tout ne fonctionne pas parfaitement. On peut par exemple déplorer que les débuts vagabonds tombent dans le cliché presque obligé des « racines de l’Amérique profonde et pauvre », avec paysages faussement authentiques à la* Oh Brother. Mais on peut aussi trouver intéressant que Haynes ait choisi un jeune acteur noir (Marcus Carl Franklin) pour jouer le Dylan de cette période, féru de blues rural et inventant déjà des tas d’histoires.

Mais c’est surtout la transcription des années 1965 et 1966 qui régale le spectateur. Au départ, déjà, la matière est une parfaite source d’inspiration. Le vrai Dylan devient une rock-star, joue avec un groupe très bruyant et mélange arrogance et amphétamines. Des traits de personnalité et des attitudes qui étaient parfaitement cernés par le cinéaste D. A. Pennebaker, qui avait suivi le chanteur le temps de deux tournées anglaises et de deux films reportages : Eat the Document et Don’t Look Back .

À l’évidence, Todd Haynes a beaucoup regardé le travail de Pennebaker, car il parvient à restituer à merveille (et en noir et blanc, comme l’est Don’t Look Back ) le délire du swingin’London des années 1960, et surtout à y faire évoluer un Dylan proche de la réalité, rendu famélique par les excès et devenu cynique pour cause de starification. C’est Cate Blanchett qui campe ce Dylan-là. Autre bonne idée, car le musicien icône du milieu des années 1960 ­ cheveux longs bouclés, pantalons serrés et boots pointues ­ accentuait à fond son côté androgyne et dégageait une hystérie pas seulement masculine.

Dans sa manière d’aborder le rôle, et dans son enchaînement de pauses et de mimiques, l’actrice australienne nous rappelle un peu la performance désarticulée de Tom Hulce dans l’ Amadeus de Milos Forman. Mêmes attitudes capricieuses, même façon de ne jamais tenir en place… Un one woman show époustouflant, à la fois outré et criant de vérité. Mais comme toujours dans ce genre d’entreprise ambitieuse, il existe aussi des moments plus faibles. Et l’on peut reprocher au réalisateur de trop jouer avec les références (un Arthur Rimbaud, interprété par Ben Whishaw, qui s’exprime avec des bouts d’interviews de Dylan, par exemple) ou de parfois abuser de son système de chassés-croisés (trop d’apparitions du couple Robbie/Heath Ledger, Claire/Charlotte Gainsbourg, pourtant excellente). Mais ce qui compte, en fait, c’est que Todd Haynes soit parvenu à ses fins et qu’il ait réalisé un film aussi imprévisible que le sont la vie et l’oeuvre de Bob Dylan.

Culture
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