Des massacres très politiques

Après les violences ethniques meurtrières déclenchées par la réélection contestable du président Kibaki, le Kenya semble menacé d’un recul démocratique plus que d’une dérive à la rwandaise.

Patrick Piro  • 10 janvier 2008 abonné·es

Plus de 250 000 déplacés, au moins 600 personnes massacrées, par balle, à la machette, voire brûlées vives, comme dans cette église de la ville d’Edoret dans l’ouest du pays, des bâtiments et des voitures incendiées, des viols, des pillages… Toute la semaine dernière, le Kenya, particulièrement dans la vallée du Rift, a connu des violences prenant pour cible l’ethnie kikuyu, dont est membre le président Mwai Kibaki.

Illustration - Des massacres très politiques

Un supporter du candidat Odinga proteste contre l’élection de Kibaki, le 3 janvier, à Kisumu. CHIBA/AFP

Ce dernier a été réélu de justesse lors des élections générales du 27 décembre, mais le Mouvement démocratique orange (ODM) d’opposition, menée par Raila Odinga, de l’ethnie luo, l’accuse de fraude et revendique la victoire. Des documents accablants démontreraient une falsification grossière des décomptes, dépassant de loin les 230 000 voix d’avance de Kibaki (sur 8 millions de votants). Le gouvernement a immédiatement accusé Odinga d’organiser un « nettoyage ethnique » , et, à plusieurs reprises, des médias, des observateurs ou des politiques ont brandi le spectre d’un nouveau « Rwanda ».
Pourtant, un tel scénario semble aujourd’hui improbable aux yeux des spécialistes et des diplomates. « La référence rwandaise n’est pas anodine : l’objectif semble surtout d’attirer l’attention de la communauté internationale, qui reste traumatisée par ce drame » , souligne Jérôme Lafargue, directeur adjoint de l’Institut français de recherche en Afrique (Ifra), situé à Nairobi, la capitale. Plusieurs arguments soulignent en effet une instrumentalisation des violences.

Tout d’abord, il est abusif de parler de haine tribale entre les communautés kikuyu (la plus importante en nombre, avec 22 % de la population) et luo (la troisième, avec 12 %). « Certes, elles sont les seules, ou presque, à avoir développé un véritable nationalisme au Kenya, et en partie l’une contre l’autre, rappelle Hervé Maupeu, directeur du Centre de recherche et d’études sur les pays d’Afrique orientale (Crepao), à Pau. Pour autant, cette rivalité se traduit d’abord par une concurrence politique, avec même des phases d’alliance, quand Kibaki s’est allié à Odinga en 2002 pour chasser Daniel Arap Moi au pouvoir depuis vingt-quatre ans. » Mais Kibaki, par la suite, a renié l’accord passé avec Odinga…

Ensuite, les « nettoyages ethniques », ponctuels, symboliques et limités à certains lieux, ne sont pas une nouveauté. Le pays en a connu de bien plus sanglants par le passé, et ils font partie d’une certaine « pratique » politique au Kenya, dont les deux ethnies en conflit n’ont pas l’exclusivité puisqu’elle a été mise en oeuvre dans les années 1990 par l’ex-président Moi, de l’ethnie kalenjin, pour tenter de prolonger son règne. « De fait, ce sont des politiques locaux qui ont appelé aux exactions, souligne la juriste Wangui Mbatia, animatrice du mouvement d’éducation populaire People’s Parliament. Le message, c’était de tuer des Kikuyus parce qu’ils avaient voté pour Kibaki. »

Des notables ont en effet appelé explicitement à des représailles contre le clan du « vainqueur », et des bandes armées ­ pas seulement des Luo ­ ont frappé des régions choisies. « On peut soupçonner une logistique derrière ces raids, il ne s’agit pas de pulsions incontrôlées, juge Hervé Maupeu. Et du côté gouvernemental, la police est à l’origine de nombreux morts. D’une certaine manière, la stratégie de la terreur est à mettre au passif des deux camps… »

Par ailleurs, il est possible d’expliquer, région par région, les atrocités commises, relève Jérôme Lafargue. « Derrière, il n’est pas rare de trouver d’anciens conflits fonciers non résolus , explique-t-il. Ici, la question ethnique est fréquemment instrumentalisée en rapport avec l’inextricable imbroglio juridique de l’allocation des terres, héritée de la décolonisation et qui pèse lourdement sur la société kenyane. » Au départ des Britanniques, en 1963, les Kikuyus ont été favorisés au détriment de plusieurs ethnies, occasionnant le déplacement forcé de centaines de milliers de personnes, notamment dans le centre et sur la côte.

Il y a deux ans, un rapport officiel explosif préconisait une remise à plat complète de la répartition des terres. « Odinga avait annoncé qu’il s’appuierait sur ce document pour engager une redistribution s’il était élu » , indique Jérôme Lafargue.

Enfin, il est difficile d’escamoter le poids des frustrations d’une population largement exclue de la croissance économique du pays (6 % en 2006). Si le pays est considéré comme stable et de confiance par les investisseurs, Kibaki n’a pas tenu ses promesses sociales. Sa politique très libérale a creusé le fossé des inégalités, générant une corruption endémique et une insécurité croissante. Les prix de plusieurs produits et services de première nécessité (aliments, transports, etc.) [^2] se sont envolés, et les taux de chômage atteignent des records ­ près de 60 % chez les jeunes ! « Odinga était plus qu’un candidat luo, il portait les espoirs des pauvres et des déçus de Kibaki, toutes origines confondues [^3], analyse Jérôme Lafargue. Les émeutes de Nairobi, ces derniers jours, sont d’abord sociales avant d’être ethniques, et ont surtout été le fait de jeunes des bidonvilles. » Ces désoeuvrés n’ont souvent pour choix que de s’engager dans des milices au service de notables ou de politiciens locaux. Signe de la crise : ces bandes s’autonomisent de plus en plus fréquemment, tels les Mungiki », secte prophétique de jeunes Kikuyus qui terrorisent des quartiers par leurs meurtres, autrefois au service du clan de Kibaki, qui en a totalement perdu le contrôle.

« On est bien face à une crise politique et sociale, soutient Hervé Maupeu. Les deux camps ont fait monter la pression pour établir un rapport de forces en vue d’une négociation, il s’agit maintenant de trouver une sortie honorable. »

En effet ­ et c’est l’argument principal qui dément l’hypothèse d’une escalade ethnique ­, personne n’a d’intérêt au chaos. Ni Kibaki, qui refuse catégoriquement de démissionner et joue la montre pour obtenir le retour au calme par lassitude (des pénuries se font déjà sentir), ni Odinga, peu tenté par la politique du pire, qui rejette la proposition de participer à un « gouvernement d’union nationale » faite par le Président, tant que celui-ci ne reconnaîtra pas sa défaite. Les pays voisins, comme l’Ouganda, dépendant des ports du Kenya pour l’approvisionnement en pétrole et autres denrées, n’y ont pas plus intérêt, ni la communauté internationale, Royaume-Uni et États-Unis en tête, dont la pression pourrait être décisive tant la stabilité de cet allié occidental est précieuse en Afrique de l’Est. Washington, qui avait rapidement félicité son favori Kibaki pour sa victoire, a d’ailleurs ensuite clairement émis des doutes. L’Union européenne pourrait exiger une enquête, et une médiation internationale se mettre en place en début de semaine.

Dans l’hypothèse, crédible, où il parviendrait tant bien que mal à se maintenir, Kibaki peut-il encore gouverner après une telle perte de légitimité ? Certains observateurs le pensent, alors même que son Parti de l’unité nationale (PNU) a subi un revers cinglant lors des législatives tenues aussi le 27 décembre ­ le MDO disposerait de trois fois plus de députés. « Kibaki et son entourage peuvent envisager de se passer du Parlement pour gouverner, avance Jérôme Lafargue. La vraie crainte est là : une tentative de coup de force qui mettrait fin à une quinzaine d’années d’efforts de démocratisation et de libération de la parole, auxquels les Kenyans se montrent très attachés. »

[^2]: Voir Politis n° 937.[^3]: Odinga est député de Kibera, le plus important bidonville du Kenya et de l’Afrique de l’Est.

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