« Flags » : l’urgence de tous côtés

La sociologue Angèle Christin publie une minutieuse enquête sur les comparutions immédiates, sans se limiter à la seule dénonciation d’une pratique judiciaire très critiquable.

Olivier Doubre  • 31 janvier 2008 abonné·es

En 1820, un fait exceptionnel survient au sein du système judiciaire français. Au palais de justice de Paris, les juges des chambres correctionnelles créent une procédure judiciaire, qui n’est prévue par aucun texte. Elle permet de juger dans les vingt-quatre heures les personnes interpellées dans le cadre d’affaires peu graves et dont les faits sont clairement établis. Les magistrats n’ont donc pas à statuer sur leur mise en détention provisoire, évitant ainsi l’ouverture d’une instruction. Auparavant, dans de tels cas, le prévenu était convoqué à une audience fixée ultérieurement. Or, avec l’essor des villes, il devient assez aisé pour les prévenus de disparaître, sans jamais se présenter à leur procès. Ainsi sont donc apparues les chambres de « flagrants délits », sans intervention du législateur. Simple et efficace, cette « innovation technique » s’est bientôt généralisée, durant la première moitié du XIXe siècle, aux grandes agglomérations, avant qu’une loi du 20 mai 1863 ne l’institutionnalise finalement. La codification de cette « pratique » témoigne alors de la ferme volonté politique du Second Empire de mieux contrôler les villes, leur délinquance et leurs fameuses « classes dangereuses ».

Sociologue à l’École normale supérieure, Angèle Christin publie une passionnante « enquête de terrain » sur ce qui, depuis, a pris le nom de « comparutions immédiates ». Retracer brièvement leur histoire, témoignant à la fois d’une volonté de contrôle social du pouvoir politique et de la motivation des magistrats de rationnaliser ­ en l’accélérant ­ leur fonction répressive, aurait pu constituer une introduction à un sévère réquisitoire contre une procédure qui fait l’objet, comme en convient l’auteure, de critiques justifiées depuis plus de vingt ans. La sociologue évoque d’ailleurs, en leur rendant hommage, la journaliste de Libération Dominique Simonnot, et ses chroniques, ou Raymond Depardon, et son film Délits flagrants , qui, comme elle, ont vu combien les comparutions immédiates s’appliquent à rendre la plus « implacable » des « justices de classes » … Or, avec grand mérite, Angèle Christin ne s’est pas bornée à « s’inscrire en continuité avec une sociologie à coups de marteau » , comme le souligne dans la préface Rémi Lenoir, successeur de Pierre Bourdieu à la tête du Centre de sociologie européenne, et qui a travaillé sur la justice.

L’auteure a d’abord assisté à des audiences de comparution immédiate depuis les bancs du public. Elle a alors ressenti « l’impression d’une justice extrêmement violente » , « expéditive » , « brutale » envers des prévenus souvent d’origine immigrée, issus des quartiers défavorisés, peu ou pas pourvus en capital scolaire et culturel, et quasi systématiquement condamnés à de la prison ferme. Mais, sans oublier cette réalité, Angèle Christin a ensuite multiplié les points de vue, en observant le travail des avocats, des juges, des procureurs et des greffiers… C’est là tout l’intérêt de cette recherche minutieuse que d’être parvenue à entrer en contact avec ces professionnels de la justice qui, déjà soumis au devoir de réserve, s’expriment en outre très rarement en dehors de leur entourage professionnel. Menant des entretiens avec plusieurs d’entre eux, la sociologue a ainsi suivi les dossiers tout au long de la « chaîne pénale » , depuis leur constitution lors de la « permanence téléphonique » assurée par les « parquetiers » (qui doivent qualifier juridiquement les faits après « négociation » avec les policiers), l’importance du « moment-clé » de la notification aux prévenus, la transmission du dossier aux avocats et les rapports de ceux-ci, presque toujours commis d’office, avec leurs « clients » jusqu’à l’audience, toujours placée sous le signe de « l’urgence » , la « construction » et le rendu du jugement. On découvre alors les fortes contraintes ­ d’abord de temps ­ sur le travail de ces professionnels et la « double logique » qui se combine à l’audience, quand celle-ci se tranforme en « arène professionnelle où se négocient les réputations des participants », et que s’opère «une mise à distance des prévenus» par une « indifférence mesurée » , afin « de  » tenir  » au quotidien dans ces conditions de travail difficiles »

Angèle Christin met donc là au jour l’un des effets les plus pervers de cette pratique judiciaire pour les prévenus, en montrant que ses caractéristiques induisent inévitablement une certaine « dématérialisation » des dossiers, afin que les professionnels remplissent leurs rôles respectifs. Si la discipline sociologique a souvent travaillé sur les situations de groupes les plus démunis aux prises avec l’institution judiciaire, un « silence relatif des sciences sociales » s’est pourtant longtemps maintenu quant au fonctionnement de la justice. Avec brio, Angèle Christin contribue à le rompre.

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