La course à l’échalote

Une plongée au cœur de la rédaction de « Politis » et de sa vie quotidienne, au rythme des bouclages, des réunions, des moments d’écriture et de stress. Ou comment se fabrique notre information.

Christophe Kantcheff  • 24 janvier 2008 abonné·es

Un jour, un étudiant en cinéma s’est présenté à Politis pour faire un film sur la vie du journal. Il a débarqué avec son matériel, un ou deux de ses copains pour l’assister et, sans doute, une vision un peu idéalisée du métier de journaliste. Très rapidement, nous l’avons entendu s’interroger avec insistance sur les endroits où il devait placer sa caméra. Un embarras qui n’était pas simplement dû à son manque d’expérience. Il découvrait, en partageant notre quotidien, ce qu’il n’avait pas soupçonné~: il n’est rien de moins spectaculaire que la vie ordinaire d’un journal.

Quand bien même ce journal ne ressemblerait à aucun autre~! Ne serait-ce que physiquement~: la petite équipe de Politis ­ les salariés permanents sont au nombre de treize (tous services compris), auxquels il faut ajouter la présence régulière de cinq ou six pigistes ­ n’occupe pas moins de deux étages, et encore, sans compter le sous-sol, où se déroulent toutes les réunions, et les mezzanines qui surplombent le second~! C’est que Politis est installé dans un ancien atelier de verrerie, un lieu qui ne manque pas d’un certain charme, mais qui exige de ses occupants une fréquentation des escaliers assidue et tonique…

Si elle n’est pas spectaculaire, la vie du journal n’est certainement pas étale. Celle-ci est rythmée par les bouclages hebdomadaires, jours de grosse activité, qui, à Politis , s’enclenchent le vendredi, s’intensifient le lundi, et se concluent le mardi, où les derniers papiers, les plus «~chauds~» (édito, échos…), sont rendus, où la une est finalisée et où le service de la fabrication, en relation avec l’imprimerie Rivet (voir p. 24), doit faire preuve de maîtrise technique pour que l’intégralité du journal, sous sa forme informatisée, soit envoyée à l’heure dite (16 heures). Sauf gros imprévus de dernière minute ­ le 11 septembre 2001 tombait un mardi… ­, le stress ne s’extériorise pas tellement, sinon parfois par une parole un peu brusque ou une demande impatiente. Mais, chez tel journaliste qui voit le temps s’écouler alors qu’il lui manque un ultime élément de vérification, ou chez tel autre qui n’arrive plus à couper dans son papier encore trop long, la tension reste tout intérieure, seulement trahie par quelques discrets mouvements d’agitation, ou une consommation de cigarettes accrue (pour ceux qui continuent à fumer…).

Cycle infernal~: un numéro est à peine terminé qu’il faut déjà démarrer le suivant. Telle est loi d’airain d’un journal. Le prochain bouclage n’est-il pas déjà en vue~? La conférence de rédaction se tient donc dans la foulée~: le mardi, à 17 heures. La conférence de rédaction, c’est l’exercice imposé du journalisme. Une sorte de cérémonie, concentrée ici, plus décontractée là, au cours de laquelle s’élabore collectivement le numéro à venir selon un rituel bien défini. Le directeur de la rédaction y est le chef de la parole~: c’est lui qui la donne, et c’est vers lui qu’elle converge (même si elle emprunte parfois des chemins de traverse…). Tour à tour, chaque responsable de rubrique annonce ses sujets phares, mais c’est surtout celui du dossier ­ qui le plus souvent détermine la une, enjeu d’importance ­ que l’on détaille particulièrement, discute souvent, conteste parfois. Ne pas croire que ce sont les sujets les plus directement politiques qui entraînent les échanges les plus vifs. Je me souviens de disputes sur les médecines douces, sur tel film palmé à Cannes de Michael Moore, ou sur la concurrence entre les automobiles, les vélos ou les piétons qui auraient très bien pu mal finir…

La conférence de rédaction a aussi son versant moins noble, mais indispensable, semble-t-il, à certains esprits tendancieux, qui n’hésitent pas à y lancer blagues douteuses, jeux de mots laids, et projets de unes honteuses, auxquelles, chers lecteurs, vous échappez grâce aux lois de la bienséance et du bon goût qui finissent toujours par triompher…

La séance est levée quand chacun sait ce qu’il a à faire et quel espace lui est réservé ­ les fameux «~calibrages~», qui se comptent en signes ou en feuillets (1~500 signes) ­ et quand le directeur de la rédaction peut repartir, la conscience tranquille, avec sous le bras un «~chemin de fer~» complet (le déroulé du journal, dans notre jargon), où se sont faufilées, in extremis , les quelques annonces publicitaires. Bien entendu, à cette heure, le sommaire du journal ne peut être tenu pour définitif. Il se peut que des événements inattendus surgissent, que d’autres ne tiennent pas leurs promesses, ou qu’entre-temps, un article ou une tribune venus de l’extérieur s’imposent. Il faudra alors, mais cette fois par des conversations bilatérales entre la rédaction en chef et le journaliste concerné, renégocier le précieux espace, revoir à la baisse tel papier, jouer «~au jeu des chaises musicales~»… Bref, tant que les limites du possible imposées par le bouclage ne sont pas franchies, rien n’est jamais définitivement fixé, hiérarchisation de l’information oblige.

Il n’en reste pas moins que le mardi soir, les journalistes s’égayent avec des objectifs précis. Même s’ils ont pensé leurs sujets en amont, et si la matière leur est connue, rares sont ceux qui ont pu prendre un peu d’avance. Coups de fil, interviews, reportages, la plupart du temps, tout reste à faire. Quant à ceux qui, cette semaine-là, ont pour seuls interlocuteurs des essais ou des oeuvres (en culture, médias, idées…), ils connaissent la même inquiétude du manque de temps, d’autant que leurs pages étant dites «~froides~», ils sont censés rendre leurs articles avant les autres. Une définition du journalisme~? La course à l’échalote…

Les mercredi et jeudi, et dans une moindre mesure le vendredi (pour le journalisme politique, c’est plutôt les samedi et dimanche) sont donc avant tout les jours où le journaliste de Politis est «~sur le terrain~». Inutile de faire un dessin~: étant donné ce qui reste à faire une fois les informations récoltées et vérifiées ­ rédiger les articles (car il y en a souvent plus d’un), décrypter l’éventuelle interview, la mettre en forme et l’envoyer à l’interviewé pour corrections, proposer titres et chapôs, penser à des illustrations… ­ une partie du week-end y est fréquemment consacrée. Ce qui ne nous empêche évidemment pas d’être fortement attachés au maintien de la durée légale du travail à 35 heures… Enfin, le lundi vient, et son ultime réunion de réglage à 10 heures. À cette heure, si tout s’est bien passé, le plus gros des articles est «~tombé~»…

Ainsi la semaine s’est déroulée et l’information est en voie d’être sous presse. Pas un mot ici de la qualité de celle-ci~: au lecteur d’en juger. Mais il en sait désormais un peu plus sur les conditions dans lesquelles elle a été fabriquée.

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