Raconte, grand-père…

De la plume de son fondateur, l’histoire, brossée à grands traits,
de la naissance et des premiers pas de « Politis ».

Bernard Langlois  • 24 janvier 2008 abonné·es

FONDATEUR… AND CO !

Gratifiant, un peu lourd à porter, nimbé prématurément d’un vague parfum d’outre-tombe ­ comme d’une plaque qu’on visse sur le sapin ­, portant néanmoins témoignage d’un rôle passé qui eut son importance (relative) dans l’histoire de l’objet auquel il se réfère (ici, un hebdomadaire français), le titre de « fondateur » est de ceux qu’il convient de porter avec humilité : tant il est vrai qu’on ne fonde jamais rien de durable tout seul, et sûrement pas un journal, oeuvre collective par excellence. Politis n’échappe pas à la règle.

Vingt ans après la naissance de ce titre étrange [^2]
, accueilli dans un scepticisme général et auquel on ne donnait certes pas si longtemps à vivre, je repense aux conditions extravagantes de sa gestation (comptez une bonne année avant la sortie du numéro un), dans des conditions de bricolage et de précarité dignes de ces temps difficiles où la parole libre devait se frayer un chemin sous le manteau, à ses risques et périls.

Bien sûr que j’exagère ! Comparaison n’est pas raison, et je sais bien que les rédacteurs des feuilles clandestines, aux heures sombres de l’Occupation, prenaient, eux, de vrais risques quand les seuls que nous courrions, outre celui du ridicule (dont on sait qu’il ne tue pas), étaient de devoir prendre le chemin de l’ANPE, avec quelques dettes à honorer [^3]. N’empêche que, dans un monde aussi dominé par l’argent, faire le pari qu’un journal pouvait naître sans capitaux, sans maître, sans mécène et sans autres comptes à rendre qu’à ses lecteurs relevait quand même d’un esprit aventureux qui autorise à se réclamer d’une certaine filiation.Pas un hasard si nous reçûmes d’entrée le soutien de ces grands noms de la presse engagée et de la Résistance qu’étaient Claude Bourdet et Henri Noguères, respectivement président et vice-président du premier conseil de surveillance du journal.

Cofondateurs, en quelque sorte, parrains attentifs de l’équipe permanente, où je n’étais moi-même que le primus inter pares .

RÉDUIRE LA VOILURE

Si j’ai mis en avant ces deux grands anciens aujourd’hui disparus, c’est qu’ils ont joué un rôle essentiel dans la vie de Politis quand un conflit de direction a failli tuer le journal à un peu moins d’un an d’âge.

L’ennui des aventures collectives est que le collectif tient tant que tout va bien. Notre vilain petit canard avait pris un bon départ, installant en quelques semaines ses ventes autour de 40 000 exemplaires : honorable mais insuffisant, compte tenu des charges fixes. Nous avions vu trop grand, il allait falloir réduire la voilure. Mettre sur pied une formule moins riche et moins coûteuse. Et se séparer notamment de quelques collaborateurs en surnombre (oui, cela s’appelle un « dégraissage » ou, plus élégamment, un « plan social » ; et ce n’est pas parce que vous êtes un « patron de gauche » que vous ne vous trouvez pas confronté à ces désagréables réalités). La rédaction se trouva vite divisée en clans, dans un climat délétère, chaque chef ­ outre moi-même, le directeur, ils étaient quatre rédacteurs en chef, c’est aussi une résultante des conditions de naissance du journal : l’armée mexicaine ­ animant sa coterie et tentant de préserver son pré carré. Non sans mal, nous nous mîmes d’accord sur le choix des licenciés ­ qui le furent, ça va de soi, dans le strict respect de leurs droits. Mais j’entrepris d’aller plus loin et d’imposer un autre mode de fonctionnement plus rationnel, sous la houlette d’un rédacteur en chef unique.

Place au grand chambardement !

LA CRISE

Sans entrer dans les détails, sachez que deux piliers de la rédaction se portèrent candidats, tous deux légitimes et capables à mes yeux. Je résolus donc de consulter la rédaction, par un vote secret indicatif (auquel je ne pris pas part) et m’engageai à me conformer à son choix.

Croix de bois, croix de fer, si je mens… Les deux champions (à l’issue d’une campagne électorale qu’on se serait cru au Monde , ma parole !) arrivent à égalité : chacun douze voix, et trois abstentions ! Réunion du directoire : nous sommes quatre à y siéger (dont un des deux candidats), vote : deux contre deux ! J’use alors de ma voix prépondérante de président : Jean-Paul Besset est élu par deux voix contre trois [^4]. Je rejetterai, dans les jours qui suivent, une dernière manoeuvre visant à écarter Besset et à lui substituer un tiers, candidat dit « de consensus » , dont j’estime qu’il n’a pas le profil (et dont chacun sait qu’il sera entre les mains des « barons » hostiles). À l’issue d’une assemblée générale du personnel qui rappelle les grandes heures de la fac de Vincennes, le clan battu me jette au visage sa démission collective et exige « la clause de conscience » . J’accepte sans aucune hésitation, et à une condition : que les démissionnaires quittent le journal sur le champ et nous laissent travailler dans le calme. Ils partent en ricanant, persuadés que leur défection, massive, rendra impossible la sortie du prochain numéro : pari perdu, et vérification du vieil adage qui veut que les absents ont toujours tort. Le lecteur aura son Politis à l’heure, comme chaque semaine.

Le dernier acte de la crise se joue devant le conseil de surveillance (Bourdet, Noguères et quelques autres), où les démissionnaires, réalisant leur boulette, cherchent à reprendre leur démission : le conseil leur rit au nez.

UN JOURNAL ENGAGÉ

Plus jamais, dans les dix-neuf années suivantes, nous ne vécûmes de tels psychodrames. La vie ne fut pas toujours facile, c’est un euphémisme, et nous avons collectionné les pannes de trésorerie, les dépôts de bilan, les appels au secours auprès de nos lecteurs, qui ne nous ont jamais manqué.

Ceux qui restaient de l’équipe initiale à l’issue de la grande bagarre qu’on vient de dire se sont aujourd’hui éloignés et poursuivent leurs trajectoires sous d’autres cieux, quand ils ne sont pas tout simplement en retraite [^5]. J’ai moi-même fait le choix de décrocher, ne gardant que le bloc-notes comme lien avec des lecteurs dont certains me « suivent » , comme ils disent, depuis près de quarante ans… Autour de Denis Sieffert ­ qui, s’il n’était pas là à l’origine, a vécu l’essentiel de ces vingt années difficiles ­, se sont agrégés de nouveaux talents et compétences, se sont tissés d’autres liens, prises d’autres habitudes et méthodes de travail, qui concourent au même but : sortir chaque semaine un hebdomadaire aussi riche de contenu que possible, donnant à ses lecteurs de quoi alimenter leur réflexion et nourrir leurs combats. Car, aujourd’hui comme hier, Politis reste un journal engagé dans la vie de la Cité : militant sans être partisan, ne roulant pour personne mais porteur des grandes valeurs de la République et, au-delà, de ce qu’on appelait « le mouvement ouvrier » .

Liberté, égalité, fraternité, solidarité, justice : ces mots usés, mais qu’il faut, en ces temps cyniques, continuer à porter très haut ; à côté d’autres plus nouveaux, mais adaptés à un monde qui n’arrête pas de changer : altermondialisme, écologie, décroissance…

PORTE-DRAPEAU

Fait-on jamais le journal de ses rêves ? Et d’abord, ai-je jamais « rêvé » un journal idéal ? Si j’ai choisi, très jeune, de devenir journaliste, je n’avais pas songé pour autant à créer un nouveau titre, encore moins à endosser les nippes d’un (petit) « patron » de presse…

Si j’en suis tout de même devenu un, c’est qu’on est venu me chercher. La petite équipe à l’origine de Politis (en partie des journalistes communistes plus ou moins en dissidence, en partie d’anciens militants gauchistes aux expériences de presse aléatoires) m’a sollicité en raison de ma notoriété relative (je venais de quitter la télévision après avoir créé et animé une émission qui avait connu un certain succès) et avec mission de porter le projet auprès du plus large public possible : car il était convenu que nos futurs lecteurs seraient aussi (et d’abord : il fallait donc les convaincre avant même d’exister ; d’où le besoin d’un porte-drapeau un peu connu) les actionnaires du journal, Condition de son indépendance. Libre à l’époque de tout engagement professionnel, venant de terminer un livre sur mes aventures télévisuelles dont les droits d’auteur assuraient pour un temps mon ordinaire, je répondis positivement à la sollicitation qui m’était faite, non sans m’être assuré du caractère vraiment indépendant du projet : cet hebdo « qui manquait à la gauche » (slogan de lancement de Politis ) ne devait ni ne pouvait être l’organe d’un parti, d’un clan, d’une chapelle : engagé mais non partisan, sans fil à la patte, lieu de débats, de rencontres, de confrontations pour toutes les forces du changement social et de la résistance à l’ordre libéral, c’est ainsi que nous nous accordâmes pour tenter de définir l’entreprise. Et cette volonté de rompre avec la « pensée unique », avec l’air du temps, avec le consensus mou qu’engendrait au sommet la pratique de la cohabitation, avec cette résignation au primat de l’argent, cet envahissement par le marché, ce matraquage qu’on subissait pour bien nous enfoncer dans le crâne « qu’il n’y a[vait] pas d’autre politique possible » : le système Tina, comme disent les Anglais, « there is no alternative ».

Autrement dit, si nous ne savions pas trop quel journal nous voulions faire, nous savions assez bien ce que nous ne voulions pas faire, ce à quoi nous ne voulions pas ressembler. Avec comme lointaine référence, pour ceux à qui ça parle encore, le Politique Hebdo des année 1970, trop tôt disparu.

GESTATION

L’aventure commence donc début 1987. Une année qui passera vite.

J’assume pour l’essentiel mon rôle de représentation extérieure (150 réunions-débats en province, en Belgique, en Suisse pour « placer » les actions à 500 francs pièce : nous devons atteindre 4 millions de francs pour recevoir le feu vert de la COB ­ commission des opérations en bourse) pendant que d’autres mettent en place la structure administrative de la future entreprise. Distribution d’un tract tiré à 100 000 exemplaires, qui explicite le projet. Puis, à l’automne, d’un numéro zéro tiré à 200 000 (plutôt raté : il faudra d’urgence revoir le format, la maquette…), emménagement dans un local adéquat, achat du matériel technique, recrutement d’une équipe permanente.Fin décembre, alors qu’un quart à peine (un million sur quatre) de la souscription est rentré ­ sur un compte bloqué, comme le veut la loi ­, il faut faire un choix : soit on arrête tout et on rembourse ; soit on prend le risque de lancer le journal, en faisant le pari que la naissance du bébé donnera le coup d’accélérateur nécessaire au bouclage de la souscription. Mais pas question de rester l’arme au pied : nous avons engagé les premiers frais fixes (loyer, salaires), et il nous faut des rentrées pour faire face. On décide de plonger.C’est ainsi que sort, le 21 janvier 1988, le numéro 1 de Politis, Le Citoyen , qui proclame en couverture : « La France manque d’immigrés. » Nous avons à peine de quoi payer l’imprimerie, et les fruits de la vente en kiosques ne seront recueillis que dans plusieurs semaines… Je me revois forçant la porte de Pierre Bergé, dans ses bureaux d’Yves Saint-Laurent, lui jetant un exemplaire sur la table en disant : « Si vous voulez qu’il y en ait un deuxième, il va falloir nous donner un coup de main ! » Je suis ressorti avec un gros chèque, Bergé est un homme dont la générosité est bien connue : il ne nous a jamais rien demandé en échange, ni même qu’on le rembourse, cadeau ! Grâce à lui, nous pûmes faire la jointure avec les premières rentrées, pendant que la souscription allait à son terme légal et permettait l’installation du titre.

Qui paraît donc maintenant depuis vingt ans, au prix de pas mal de stress, de sacrifices, et, selon les années, sous bien des avatars. Avec (c’est bien pourquoi ça continue) un soutien indéfectible de quelques milliers de lecteurs : faut croire que, quelque part, Politis correspond(ait) bien à un besoin.

Conforme à mes rêves, demandez-vous ? Loin d’être aussi riche, complet, emballant qu’on l’aurait souhaité, c’est clair. Mais resté fidèle à son projet de départ, j’en atteste.

Le fondateur malgré lui a maintenant pris ses distances, en même temps que sa retraite. Il vit loin de Paris. Par principe, et pour ne pas gêner ceux qui ont pris la suite, il s’interdit d’intervenir dans la vie d’un journal où il ne tient plus, pour encore un temps, qu’une chronique un peu « hors sol ». Considérant les vingt ans écoulés, avec le poids de tracas qu’il a fallu assumer, il se dit qu’il n’est pas certain qu’il serait prêt à recommencer.

Il se dit aussi, au seuil d’une vie professionnelle assez variée et enrichissante (vous avez bien compris que je ne parle pas d’argent…), que de ces vingt ans-là, il n’a pas à rougir.

[^2]: Il devait d’abord s’appeler Le Citoyen : le titre était déjà pris ; d’où l’équivalent grec (bricolé) Politis , qui a fini par s’imposer dans le paysage !

[^3]: La plupart sur ma tête, et gagées sur ma seule parole…

[^4]: À noter le rôle essentiel dans ce conflit de Françoise Galland, alors directrice administrative, dont la voix en directoire permit de trancher dans le sens qui me semblait raisonnable.

[^5]: Parmi les retraités, quelques piliers de la première heure, comme Françoise Galland ou Gérald Ryser, l’ancien directeur technique ­ qui joua aussi un rôle essentiel dans la vie du journal.

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