Le plaidoyer humaniste d’Avraham Burg

L’ancien président de la Knesset publie un livre très critique à l’égard de la culture officielle israélienne
et de sa tendance à l’indifférence.

Denis Sieffert  • 20 mars 2008 abonné·es

L’itinéraire intellectuel et moral d’Avraham Burg était improbable. Fils d’un dignitaire du Parti national religieux, Burg est, si l’on ose dire, un enfant du sérail. Un pur produit du sionisme. Un sionisme de gauche, tout de même, du temps où cette distinction avait encore un sens, mais sionisme néanmoins. Il a été longtemps une figure en vue de l’organisation Shalom Arshav (« La Paix maintenant ») lorsque celle-ci apparut en réaction à la guerre israélienne au Liban et aux massacres de Sabra et Chatila.

Conseiller du Premier ministre Shimon Peres, puis député à partir de 1988, président de l’Agence juive en 1995 et du Mouvement sioniste mondial, Avraham Burg a suivi sur la crête le cursus de l’apparatchik du Parti travailliste. La consécration lui est venue en 1999 lorsqu’il accéda à la présidence de la Knesset, le Parlement israélien. Tout portait dans cette destinée à faire de lui une sorte de Peres jeune (il est né en 1955), c’est-à-dire un personnage ambigu, aimable aux bonnes consciences de l’étranger, mais finalement partisan de toutes les guerres et de tous les bombardements. Or, ce n’est pas ce qu’est devenu Avraham Burg. En septembre 2003, il avait déjà donné des signes d’indépendance dans un article publié par le Yediot Aharonot sous le titre « La révolution sioniste est morte » . Il aggrave sensiblement son cas aujourd’hui avec ce livre, très personnel, et au titre provocateur : Vaincre Hitler.

Avraham Burg écrit ces lignes terribles : « Nous avons arraché la Shoah à la sphère du sacré et nous l’avons transformée en un outil politique banal et creux, une arme tactique et utile dans l’arsenal du peuple juif. Plus puissante encore que Tsahal et les bombes atomiques niées de l’État juif. » Burg porte cette accusation grave : « Elle [la Shoah] est devenue indissociable de nous-mêmes et nous n’avons laissé aucune place aux autres. » Dans la hiérarchie des victimes, la culture officielle d’Israël ne tolère, selon lui, aucune concurrence. Burg cite en exemple la complicité de la plupart des officiels de son pays avec la Turquie dans la négation du génocide arménien. Il n’y a pas d’autre génocide possible. « La Shoah , dit-il, est notre propriété exclusive. »

Cette observation pourrait n’être que cruelle. Mais Burg va plus loin pour lui donner une portée positive. « Notre serment « Plus jamais ça ! », dit-il, prend de ce fait une autre dimension. » Avant de s’interroger : « Plus jamais ça, vraiment ? N’est-ce pas plutôt « Plus jamais à nous » ? » « Et si nous acceptions , prolonge-t-il, que cela n’arrive « plus jamais aux autres » non plus ? » Pour Burg, ce culte de la victime absolue a de graves conséquences sur le comportement politique d’Israël : l’indifférence et même l’insensibilité aux malheurs des autres, y compris peut-être ceux que provoque directement la politique israélienne. Mais, au-delà de la politique, la réflexion d’Avraham Burg est surtout morale. Il appelle de ses voeux un « judaïsme universaliste ».

L’auteur rejoint ici la réflexion développée par l’historienne Esther Benbassa dans la Souffrance comme identité (Fayard, 2007). En réduisant l’histoire juive à la Shoah, et en transformant celle-ci en système d’autodéfense politique, la culture officielle israélienne construit un ethnocentrisme hostile, alors que le choix d’un humanisme universel devrait être dicté dans la logique même de la tragédie. Mais il n’y a pas que la Shoah. Burg met en évidence d’autres cas, moins connus, d’instrumentalisation politique de l’histoire par le jeune État juif. Lire par exemple les pages étonnantes qu’il consacre au sort réservé dans l’historiographie officielle à la révolte du ghetto de Varsovie, longtemps occultée parce que ses chefs n’étaient pas sionistes. Ceux-ci avaient disparu ou apparaissaient dans une représentation mythique en hommes « robustes, combatifs et rêveurs ». Des sionistes, en somme. Comme si le refus de l’altérité conduisait jusqu’à exclure l’Autre Juif, celui qui n’adhère pas une idéologie exclusiviste. Contre cet enfermement de la mémoire, Burg souhaite le retour à un humanisme. Mais là où Esther Benbassa plaide pour un judaïsme du « gai savoir » , Avraham Burg, homme pieux, veut « rendre le sourire à Dieu ».

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