En attendant le messie

Dans les religions monothéistes, le messie et les prophètes sont des guides envoyés par Dieu aux hommes pour les aider.
Mais, explique Jean-Christophe Attias[^2], cela ne se fait pas sans souffrances.

[^2]: Jean-Christophe Attias est directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Sorbonne), où il est titulaire de la chaire de pensée juive médiévale. Il publie fin août, avec Esther Benbassa, un Dictionnaire des mondes juifs (Larousse).

Politis  • 24 juillet 2008 abonné·es

Nos frayeurs, nos espérances , ce qui nous reste d’idéal doivent plus que nous l’imaginons à un antique fond religieux, souvent impensé ou ignoré, et pourtant toujours actif. Un vieux scénario en trois actes, qui connaît maintes variantes, continue malgré nous de nous trotter dans la tête. Acte 1 : création par Dieu d’un monde parfait. Acte 2 : accident originel ou transgression humaine provoquant une catastrophe de portée cosmique. Acte 3 : long et difficile processus de « réparation » d’un monde brisé. Trois actes, donc, et trois personnages : Dieu, l’Homme et la Nature.

Illustration - En attendant le messie

GILLENEA/GETTY IMAGES AFP – Des pénitents en Espagne. Faut-il souffrir pour être croyant ?

Une fois Dieu congédié , le scénario fonctionne toujours – deux personnages suffisent –, et les images qui lui sont associées sont loin d’être effacées. Qui ne se souvient d’Adam chassé d’un jardin qui lui donnait ses fruits sans compter, désormais contraint de gagner son pain à la sueur de son front ? De ce déluge, archétype de la catastrophe naturelle, tsunami avant la lettre, causé par la perversité des hommes ? De cette tour de Babel, montant jusqu’au Ciel, œuvre d’une arrogance sans limite, châtiée dans une espèce de 11 Septembre avant l’heure ?

Nos récits originels ne cessent de nous accompagner, et leur ambivalence continue d’inspirer en secret l’ambiguïté de nos comportements. À bien lire la Genèse, il n’est pas facile de décider si l’Homme, ultime création de Dieu, est bien une partie de la Nature, elle aussi créée par Dieu, ou s’il s’en distingue. De même, l’Homme est-il là pour « garder » la Nature, à savoir pour la travailler mais aussi la protéger, ou plutôt pour la « dominer », la mettre à son service, la consommer sans frein ?

Écolo, le Dieu des Écritures ? Pas sûr. Reste que, replacées dans cette perspective longue, les questions qui nous agitent aujourd’hui ne semblent pas si neuves. La Bible glorifie la Nature, œuvre des mains de Dieu, signe de Sa puissance, face à laquelle l’Homme n’est rien. Mais elle la présente aussi comme violente, cruelle et souvent déchaînée. Si bien que la Nature de la fin des temps, la Bible la rêve tout de même différente, plus douce, domestiquée en somme. Le loup, alors, paîtra avec ­l’agneau, et le lion lui-même – génétiquement modifié ? – se nourrira de paille…

Si la Nature en son état présent trahit la fêlure de l’univers où nous vivons, que dire de l’Homme, dont la faute originelle est sans doute la cause de ces désordres ? Quel est son rôle désormais ? Rôle de cocréateur ou plutôt de coréparateur ? Dans ce travail de mécano rédempteur de lui-même et du monde, Dieu aidera l’Homme, bien sûr, en lui envoyant ses prophètes, ses messies, jusqu’à son propre Fils… Mais aussi en l’éprouvant, en le châtiant pour ­l’amender, en lui infligeant, paraît-il pour son bien, les pires désastres. Car, pour que cela aille mieux, il faut d’abord que cela aille de pis en pis…

Il n’est pas de tradition messianique , juive, chrétienne ou musulmane, qui fasse ­l’économie d’une phase préparatoire ­d’épouvante. Cataclysmes sans précédent, conflits ­violents, triomphe du Mal, l’accouchement du Messie ne se fait pas sans douleurs. Et toute grande douleur annonce, croit-on, sa venue prochaine. Chaque génération a eu ses guerres de Gog et Magog, et nous avons les nôtres. Demandez à George Bush ce qu’il en pense… Et même pour nous, athées nés de la dernière pluie, percent, dans une atmosphère de fin des temps, les signes avant-coureurs d’un possible monde nouveau, neuf et meilleur…

Face à de tels ébranlements et de telles incertitudes, les religions ont toujours hésité entre quiétisme et activisme. Faut-il simplement se réformer soi-même, accomplir les œuvres pieuses prescrites et attendre modestement que Dieu fasse ce qu’il a à faire et nous envoie son Messie ? Ou faut-il au contraire agir sur ce monde, quitte à sembler enfreindre certaines lois divines, hâter par cette action la délivrance espérée, et forcer en quelque sorte la main de Dieu ?

Forcer la main de Dieu . Ou, si Dieu n’existe pas, forcer au moins la main des hommes. Idéaux religieux et idéaux révolution­naires ne sont pas si étrangers les uns aux autres. Ils sont travaillés par le même ferment. Ainsi la sécularisation des Juifs d’Europe centrale au XIXe siècle et au début du XXe n’a-t-elle pas signifié pour tous un renoncement au vieil espoir kabbalistique du tikoun, de la réparation rédemptrice du monde ? Et leur engagement révolutionnaire peut aussi être lu à cette lumière-là. Il y a toujours un peu du religieux dans le plus athée des révolutionnaires. Et ce n’est pas forcément rassurant… L’histoire du XXe siècle, qui, de ce point de vue, fut bien un siècle « religieux », l’a hélas amplement démontré.

Jean-Christophe Attias.

Société
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