Penser la rupture et le radicalement nouveau

Mathématicien et romancier, Denis Guedj[^2] nous propose une réflexion sur la tendance des « prévisionnistes » à toujours reproduire le « même ».
C’est-à-dire à penser l’avenir comme une répétition du passé. D’où leur imprévision…

[^2]: Dernier livre paru : les Mathématiques expliquées à mes filles, Le Seuil.

Politis  • 24 juillet 2008 abonné·es

« J’appelle les vivants pour qu’ils se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon et je pleure sur les morts innombrables couchés là-bas vers l’orient et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords. » L’appel de Jaurès est resté sans réponse parce que les vivants, empêtrés dans le présent, étaient déjà morts. Jaurès VOIT les morts, SENT la puanteur, les autres, les millions d’autres ne voient rien, ne sentent rien. Peut-on vraiment avertir de l’imminence d’une catastrophe ? « J’appelle les vivants ! »

Est prévisible ce qui, d’une manière ou d’une autre, se réduit à la perpétuation de ce qui est. Le radicalement nouveau échappe à la prévision, parce que justement, il n’est pas réductible aux temps présents. Extrapoler, maître mot des prévisionnistes. Mais extrapoler mène au même, tandis que le radicalement autre, c’est justement pas « le même ». C’est le devenir, que Deleuze distingue radicalement de l’avenir.

Les épisodes radicaux de l’histoire, lorsque le peuple se lève et combat l’ordre établi jusqu’à le mettre en péril, instaurent une discontinuité dans le cours du temps. À ce titre, ils ne peuvent être pensés par le système de pensée en vigueur, avec ses catégories et son imaginaire.

Les prévisionnistes, penseurs, journa­listes, politiques, les « élites », quoi, se sont presque toujours magnifiquement plantés. On connaît la bourde du Monde concernant Mai 68. Et l’on se souvient qu’aucun d’eux n’avait prévu le premier choc pétrolier, la rapidité de l’effondrement du communisme de caserne, la montée de Khomeiny, le 11 Septembre, l’ampleur de l’islamisme meurtrier. Bref, plantage général sur ce qui a fait l’histoire des dernières décennies. Ces parleurs vers qui les micros se tendent ne sont que des gloseurs du présent, des commentateurs d’actualité. Pour voir loin, il faut être grand !

La plupart des historiens, eux, pratiquant une histoire « dans le rétroviseur », ils expliquent que ce qui s’est passé avait des raisons de se passer. Encore heureux ! Est-ce que cela suffit à ce qu’il y ait vraiment des leçons de l’histoire ?

La question écologique
Ce ne sont pas les experts ni les gouvernements, bien au contraire, qui ont pensé la question écologique et ont vu poindre la crise écologique. Ils sont aveugles et ce sont eux qui nous « dirigent », eux qui sont censés indiquer les directions aux sociétés ! Les politiques, la grande majorité des journalistes, une écrasante majorité de penseurs, payés pour ça, ont failli, une fois encore. Ceux qui ont repéré la question écologique, ce sont les citoyens, les gens, les lanceurs d’alerte, délestés des doctrines, théories, idéologies aveu­glantes, riches d’une pensée libre qui ne les empêchait pas de voir ce qu’ils voyaient.

La Nature existe !
Ce que la question écologique a produit de plus important, c’est la découverte par l’Occident de l’existence de la nature, non plus comme une chose soumise, exploitable à volonté, mais comme un être ayant sa propre identité, habité par sa propre logique, et qui offre une résistance. Un « autre » donc, avec lequel il va falloir compter, avec lequel il va falloir apprendre à dialoguer, qu’il faudra considérer comme un partenaire, d’égal à égal. Il va falloir (ré)inventer le respect pour le monde qui nous entoure.

La nature. Son affaiblissement nous affaiblit, son empoisonnement nous empoisonne. Mourante, elle nous tue. Avoir compris que nous ne nous en sortirons pas sans elle est un immense progrès pour l’humanité.

Nous savons que demain ne peut être comme aujourd’hui, qu’il y aura du « moins », qu’il faudra « se passer de », s’abstenir, se restreindre. Hou la la ! Voilà qui ne nous incite pas à voir l’avenir en rose, voici des lendemains qui chantent faux. Gare à la déprime. On devrait voir les choses autrement. Ne pas envisager ces transformations comme de la pénurie mais comme un changement de mode d’être qui apporte ses plaisirs, ses jouissances. Apprendre à être heureux autrement. Non plus à travers les objets et la consommation. Il faudra redécouvrir des plaisirs oubliés ou en créer de nouveaux et repenser entièrement notre économie de vie. Ces transformations, certes, ne nous empêcheront pas d’aimer, de penser, de chanter, toutes choses qui ne dégagent pas de gaz à effet de serre !

En tout cas, pas question de mourir pour ne pas mourir, de dépérir pour ne pas périr !

Denis Guedj.

Société
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