Peut-on critiquer la croissance ?

Geneviève Azam  • 9 octobre 2008 abonné·es

La faillite des politiques néolibérales, la récession économique et les ingrédients d’une régression sociale et politique sont bien là. On entend déjà les appels pour « la croissance »
et, en filigrane, une sorte d’injonction morale à taire les critiques, étant donné l’ampleur du désastre attendu. Allons-nous répéter l’erreur des années 1980, pendant lesquelles les dégâts de la crise sociale ont remisé et marginalisé les rapports scientifiques déjà alarmistes et les réflexions critiques sur un mode de développement porteur d’une crise écologique et alimentaire grave ? Cet abandon a pourtant contribué à légitimer les politiques néolibérales pour ceux qui ont mis dans le libre-échange généralisé, les nouvelles technologies et la déréglementation financière l’espoir d’une croissance retrouvée, et qui ont cru faire de la globalisation économique un nouveau projet politique émancipateur pour l’humanité.

Les désastres écologiques accélérés par cette fuite en avant ne sont plus que marginalement contestés, les inégalités atteignent des sommets. Les critiques d’un modèle désormais global, faisant du processus de production infinie la voie du progrès social, s’amplifient. Certains « fruits » de la croissance sont en effet sérieusement empoisonnés, et leur répartition n’est pas plus juste que celle de leurs bienfaits : ce sont les plus pauvres qui sont les plus exposés au quotidien aux multiples dégradations de l’environnement. C’est dans ce contexte que l’idée de décroissance, appuyée sur les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen, est venue interroger à nouveau le modèle de développement dominant et percuter nombre d’analyses qui avaient oublié à quel point le capitalisme est en même temps et indissociablement prédateur des activités humaines et sociales, et de la nature. Face à la récession peut-on encore formuler une critique politique de la croissance ?

Revenons d’abord aux définitions purement économiques. L’inverse de la récession, caractérisée par une baisse de l’activité économique, n’est pas la croissance mais l’expansion. La croissance est caractérisée par l’augmentation continue, durable et auto-entretenue de la production. Elle contient l’idée d’amélioration et de progrès. On parle de trend séculaire de croissance pendant lequel l’activité connaît des phases d’expansion et de récession. La récession actuelle ne signifie donc en rien l’arrêt de la perspective de croissance et ne saurait être assimilée à la décroissance, quelle qu’en soit la définition. Les confusions soulignent toutefois la fragilité et les ambiguïtés de cette idée de décroissance.
Il est pourtant impératif de poursuivre la critique. À l’heure de la crise profonde du modèle néolibéral, ce ne sont plus les antiennes de la globalisation financière et de la dérégulation qui sont à l’ordre du jour.

Au moment où sont vantés les mérites d’une régulation des marchés, réduite essentiellement à la socialisation des pertes, et au moment où les institutions qui avaient pour mission de promouvoir la solidarité ont été laminées, le secours semble venir du côté de la crise écologique. Un nouveau consensus se construit autour des bienfaits de la croissance « verte », portée strictement par le marché et les techniques pour les plus libéraux, avec en prime la régulation publique pour les autres. Le capitalisme, incapable d’assurer le progrès social, se trouverait ainsi une mission supérieure, celle de sauver l’humanité du péril écologique. Ainsi, pour l’économiste Jean-Paul Fitoussi, qui vient de publier la Nouvelle Écologie politique (1), il n’y a aucune limite à l’expansion capitaliste si elle se réalise en développant, avec le concours de l’État, le capital immatériel, à savoir les connaissances et la technologie, seules capables de faire reculer la loi d’entropie développée par Georgescu-Roegen. La simple évocation des limites écologiques ou bien encore celle des nécessités de partage sont renvoyées au registre des « utopies totalitaires » ou à un idéal aristocratique lorsqu’il évoque le beau texte de Keynes, Perspectives économiques pour nos petits-enfants, publié en 1930. En effet, pour Jean-Paul Fitoussi, « on peut décider d’une croissance aussi forte que l’on veut (donc d’un prélèvement correspondant sur les stocks de ressources) à condition de disposer d’un niveau de connaissances suffisant pour assurer la pérennité du système » . C’est la thèse néoclassique de l’infini substituabilité des facteurs de production, qui oublie les phénomènes d’irréversibilité, qui omet la pression sur les ressources de l’économie de « l’immatériel » et qui, loin de renouer avec une perspective politique, s’en remet à la mécanique économique pour résoudre les problèmes de l’humanité. Écoutons plutôt Keynes : *« Surtout, ne surestimons pas l’importance du problème économique, ou ne sacrifions pas à ses nécessités supposées d’autres questions dont l’importance est plus grande et plus durable. »
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(1) La Nouvelle Écologie politique, Laurent Éloi et Jean-Paul Fitoussi, La République des idées, éditions du Seuil, 2008.
* Membre du Conseil scientifique d’Attac.

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