Cinéphilie, cinéphilo

Christophe Kantcheff  • 11 juin 2009 abonné·es

Quel commerce cinéma et philosophie entretiennent-ils ? C’est à cette question que s’est attelée la journaliste et critique Juliette Cerf dans Cinéma et philosophie , non sans un certain courage. Car, outre le fait que ces relations sont aussi étroites que complexes, ce petit livre s’insère dans une collection à vocation pédagogique qui obligeait son auteure à la clarté et à maintenir son propos sans cesse accessible. Le pari est hautement tenu, et plus encore, Cinéma et philosophie informe, aiguise la curiosité et donne envie de poursuivre les nombreuses voies de réflexion ébauchées.

Alors, ces relations cinéma-philo­sophie ? Juliette Cerf commence son livre en se demandant si, avec le mythe de la caverne, Platon n’aurait pas inventé le cinéma. La question, qui n’est pas qu’une pirouette, souligne qu’il y aurait peut-être entre les deux un lien d’enfantement. Autrement dit, le couple cinéma-philosophie, peut-être incestueux, assurément fécond, s’autogénère. Il fusionne même dans le terme « cinéphilosophie », issu du chiasme cinéphilie et philosophie  : « Deux philia *, deux modes de vie passionnés – amour du cinéma d’un côté, amour de la sagesse de l’autre »* , écrit Juliette Cerf.
Ainsi, la journaliste envisage ladite relation sous toutes ses formes : la philosophie s’emparant du cinéma comme objet d’élaboration conceptuelle (Bergson), le philosophe cinéaste (Debord) ou payant de sa personne à l’écran (en particulier Brice Parain ou Francis Jeanson chez Godard), la critique cinéphilique pensant elle-même le cinéma (Bazin) ou les cinéastes philosophes (Bresson, Rohmer, Rossellini, Godard), ou encore les philosophes qui, par goût du cinéma, le visitent pour revitaliser la philosophie (Deleuze, Stanley Cavell)…

Des relations qui ne sont pas sans apories. Le cinéma peine à ­représenter la pensée d’un philosophe (comment un concept, par définition abstrait, peut-il être incarné ?), tandis que « la philosophie a longtemps considéré le cinéma comme une ombre » . Mais, le plus souvent, la confrontation, avec ses frictions mais aussi ses épiphanies, produit des richesses exaltantes. C’est, par exemple, le cinéaste et théoricien Jean Epstein qui, dans les années 1920, chante la poésie ­propre au cinématographe, « antidote au rationalisme ambiant » . C’est, repris par Godard, Merleau-Ponty qui, dès 1945, « très à propos, voire visionnaire » , écrit Juliette Cerf, « prophétise les démultiplications de la subjectivité, les désirs et les angoisses des personnages jetés dans le monde d’Antonioni et de Bergman » . C’est Gilles Deleuze, et ses deux tomes incomparables, Cinéma 1. L’Image-mouvement et Cinéma 2. L’Image-temps , et, après lui, Jacques Rancière, qui les met sérieusement en cause. Ce sont Luc et Jean-Pierre Dardenne, dont les films pensent d’autant plus qu’ils sont dénués d’idées au profit de la présence des objets… On pourrait continuer l’énumération.

Certes, le cinéma est affaire d’émotions. Mais on sait gré à Juliette Cerf d’avoir mis en lumière(s) (qui vont des Lumières… aux frères Lumière !), avec pertinence et générosité, l’aventure philosophique qu’il représente, en ce qu’il produit d’intelligence et de compréhension du monde. En ces temps d’anti-intellectualisme primaire, son Cinéma et philosophie est précieux.

Culture
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