Les mots de l’exil

Pédopsychiatre à l’hôpital Avicenne de Bobigny,
Taïeb Ferradji témoigne de
son parcours et de sa pratique auprès d’enfants dont les troubles sont liés à l’expérience de la migration.

Olivier Doubre  • 4 juin 2009 abonné·es

Il est des livres que l’on ouvre par hasard. L’écriture doit alors « accrocher » le lecteur rapidement. Pari réussi dès la première page dans le cas de Taïeb Ferradji, qui débute un récit plein de sensibilité par le souvenir des contes de son enfance dans son village de Kabylie : la formule « Macahu ! » , qu’on peut traduire par le traditionnel « il était une fois » et par laquelle commencent tous les conteurs kabyles, contient pour lui toute la « force évocatrice décuplée dans une culture et une langue essentiellement orales où les mots sont au centre de toute une vie » . Des mots qui sont d’abord ceux de ses parents paysans, infatigables travailleurs, analphabètes souhaitant que leurs fils aillent à l’école, contrairement à la plupart des enfants du village, isolé en pleine montagne. Par la suite, après une scolarité qui l’éloigne de son village mais aussi de l’univers mental immédiat de sa famille, les mots conserveront une place centrale dans le travail du psychiatre que Taïeb Ferradji est devenu, en Algérie puis en France, ayant fui la violence qui lacère son pays durant les années 1990.

Retraçant chaque étape de son parcours, l’auteur nous propose une réflexion sur l’exil et la migration. On pense à Abdelmalek Sayad, sociologue des migrations et ami de Pierre Bourdieu, qui avait lui-même vécu l’exil et l’installation en France, dont toute l’œuvre insiste sur le caractère double de l’« émigré/immigré ». Taïeb Ferradji connaît une première migration intérieure par rapport au monde rural et familial, avec l’apprentissage de « ce nouveau monde porteur de l’écrit » , en entamant un « exil [qui] commence dès l’entrée à l’école ». Avec le temps, il parvient à formuler cette « question fondamentale » posée dès le plus jeune âge à l’enfant qui découvre la connaissance livresque : « Comment rompre avec l’ancêtre sans le trahir ? »

La migration se poursuit des années plus tard quand Ferradji fuit une Algérie où les démocrates sont égorgés, comme son professeur, Mahfoud Boucebci, l’un des pères fondateurs de la psychiatrie algérienne : « Instruction pour l’enfant et exil pour l’adulte se font, dans ces conditions, au risque d’une transformation quasi ontologique. » Arrivé en France, Taïeb Ferradji connaît les tracas administratifs et les écarts de salaires entre les ­médecins étrangers et français. Reprenant ses études dès le début afin de sortir de cette précarité, le psychiatre se spécialise alors en psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, discipline quasi inexistante en Algérie, et multiplie les gardes, d’abord à Trappes puis à l’hôpital Avicenne de Bobigny, véritable « cour des miracles où toutes les rencontres sont possibles » . Il approfondit là une nouvelle approche thérapeutique grâce à la « rencontre avec la pratique transculturelle » qui s’y exerce. Arrivé depuis peu d’Algérie, il est frappé par « l’extrême pauvreté » de ses patients ; jusqu’ici convaincu que «  la France mettait à l’abri de ce type de malédiction, [il] découvre atterré que ces “émigrés” qu’on enviait tant au pays sont pour beaucoup dans des situations de détresse » . Désormais, il se consacrera à soigner les troubles psychologiques chez les migrants. Sans suivre la voie étroite de l’ethnopsychiatrie, parfois « trop culturaliste » , qui risque « d’enfermer l’autre dans son identité étrangère » , il n’hésite pas à employer la langue kabyle ou arabe lors de consultations avec des patients de son pays, ou bien à se faire aider d’interprètes, car « c’est rendre aux personnes une part d’elles-mêmes que de leur parler leur langue. C’est aussi le début du soin ».

À partir d’histoires de patients qui « entrent en résonance » avec la sienne, Taïeb Ferradji se décrit aussi lui-même, quand « intime et professionnel se croisent et interagissent » en lui. Et nous offre une belle leçon d’humanité, celle d’un homme à l’écoute des mots de ses semblables.

Idées
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