Un totalitarisme pépère

À travers un jeu cruel fondé sur une expérience de psychologie, Christophe Nick s’interroge sur le pouvoir du petit écran. Un pouvoir qui ne manque pas de violence dissimulée.

Jean-Claude Renard  • 11 mars 2010 abonné·es

Bienvenue à « Zone Xtrême ». Le jeu de la mort. Ou presque. Il est seul. Ploie sous les caméras, les éclairages, la foule agitée de techniciens. À côté de lui, une animatrice, star de la télé. Derrière lui, un public surchauffé. Et devant, dans une cabine, un autre candidat au jeu, comme lui. À cela près que celui-ci est attaché à une chaise, maintenu par des fils électriques. Le concept repose sur un principe de questions/réponses. Vingt-sept questions. À un mot est associé un autre mot. S’agit de s’en souvenir séance tenante, à la seule et unique énonciation. À chaque erreur du candidat, le questionneur lui inflige une punition. Un choc électrique. Plus violent au fur et à mesure du jeu. Autant de chocs répartis en sept zones d’intensité sur un pupitre, de 20 à 460 volts. C’est du brutal. Il a beau être entouré, cerné, illuminé par les spots, le questionneur est seul devant sa manette. Démuni. Il actionne, inflige. Ou pas.

À 180 volts, face au candidat qui hurle sa douleur et demande d’arrêter ce jeu de massacre, le questionneur se retrouve devant un choix. L’animatrice, en l’occurrence Tania Young, assène ses injonctions. « Ne vous laissez pas impressionner. C’est à vous, continuez. » Puis : « La logique du jeu veut que vous continuiez. » S’il hésite à envoyer sa châtaigne, à 320 volts, elle rassure : « Nous assumons toutes les conséquences. » S’il vacille encore face aux suppliques du candidat martyrisé, elle ajoute que, « dans dix minutes, Jean-Paul vous remerciera » . Avant de seriner l’imparable : « Vous ne pouvez pas empêcher le candidat de gagner ! Qu’en pense le public ? » Parce que, dans ce cas de figure, le public pense. Et il pense qu’il faut continuer. Il en redemande, de la décharge électrique. Il est là pour ça. Faut que ça trinque. De la chique et du mollard. Gégène comprise. Plein écran. Dans la féerie aux confins du désastre, quoi qu’on songe, de là à pousser toujours et encore la manette, il n’y a pas lerche. C’est ce que Jean-Léon Courtois, chercheur en psychologie sociale, appelle « l’état agentique »  : supporter ce que l’on fait contre ses valeurs. Et le pouvoir de s’exercer alors grâce à (ou à cause) des injonctions, dans un cadre pourtant sans argent à la clé, sans hiérarchie ni sanction, mais écrasant.

L’homme est-il mauvais ? La télévision le rend-elle plus mauvais ? L’un n’empêche pas l’autre. À défaut de répondre assurément, on peut regarder la télé. MTV, la chaîne mondiale des adolescents, décline à longueur d’antenne des images d’accidents mortels. En Finlande, sur la chaîne la plus populaire, un jeu consiste à se tirer dessus avec des fusils anti-émeutes. Au Japon, des divertissements mettent en scène la torture. On s’ébouillante à l’envi. Sur la chaîne anglaise Channel 4, on mise sa vie à la roulette russe. À la clé, un record d’audience. La même chaîne propose la dissection de cadavres. D’un programme l’autre, un flirt avec la mort qui rapporte sa liasse de fifrelins aux annonceurs. Rien de nouveau dans la cambuse étroite. Depuis près de dix ans, la télévision fabrique des programmes portés par la violence, la cruauté, l’humiliation. À l’extrême.

À quand « le jeu de la mort » , titre et s’interroge Christophe Nick, auteur et producteur de ce documentaire réalisé par Thomas Bornot, Gilles Amado et Alain-Michel Blanc ? En somme, jusqu’où peut aller la télé quand elle a franchi la barrière des interdits ? Il y a quelque cinq lustres, déjà, Yves Boisset se posait la même question à travers un long-métrage de fiction, le Prix du danger, jetant sur la pellicule un candidat à beaucoup de pognon traqué par des tueurs devant les caméras de la télé et une audience en haleine. En 2005, Alexis Ferrebeuf imaginait le pire dans un court-métrage cinglant et sarcastique, Mort à l’écran , filmant en pâture un condamné à la peine capitale, gracié ou pas par le téléspectateur via un vote par SMS. Pour « vis », tapez 1 ; pour « meurs », tapez 2. Rien de moins.

« Zone Xtrême ». Ceci est un jeu. Au titre encore méconnu, forcément. Qu’on s’explique : « Zone Xtrême » est une invention de Christophe Nick pour mieux répondre aux interrogations sur le pouvoir de la télé. Quoi de mieux, en effet, que le cadre d’un jeu ? En s’inspirant d’une expérience scientifique des années 1960, celle du psychologue américain Stanley Milgram, « qui permet de mesurer le niveau de pouvoir d’une autorité sur des individus ».
Milgram avait confronté deux personnes, au motif d’une étude sur la mémoire. L’une reliée à un bracelet électronique, éprouvant des décharges électriques de plus en plus intenses à chacune de ses mauvaises réponses, infligées par l’autre candidat sous l’autorité d’un scientifique. En réalité, la souffrance du premier protagoniste était jouée par un comédien. L’objet d’étude étant l’autre candidat, celui qui administre, punit. Jusqu’où peut-il aller ? 62 % des candidats se sont soumis aux ordres. CQFD : tout individu peut commettre les pires atrocités quand l’autorité qui lui ordonne de les infliger est, ou lui paraît, légitime.

Respectant les règles de Milgram, Christophe Nick a ainsi adapté cette expérience à l’univers des jeux du petit écran. En public, donc, pour qu’elle tienne la route de la crédibilité. Télé oblige. C’est la seule différence avec Milgram. Le petit écran se fait ainsi laboratoire de recherches, accompagné des réflexions de Jean-Léon Courtois. Film décapant. Qui en dit autant sur le pouvoir de la télévision que sur les individus – ni lâches ni sadiques –, que l’auteur se garde bien de condamner « parce qu’il faut beaucoup de force pour arrêter, parce que savoir dire non ne s’improvise pas. Personne n’est résistant à sa naissance ». Abraham n’y a pas échappé, étouffant sa conscience, tuant son fils sur l’autel du sacrifice, obéissant aveuglément aux ordres divins.

Dans la réalité du petit écran, le monde moderne est celui où, pour gagner, il est maintenant devenu normal d’écraser. Une normalité avec ses ingrédients pervers et ses valeurs, qui rend possible la « zone Xtrême », révélant des comportements bien intégrés. Au diapason d’une époque formatée depuis des années, habitée « d’individus fabriqués à la même enseigne par les mêmes publicités, les mêmes séries, et par les mêmes jeux et les mêmes talk-shows », observe Jean-Léon Courtois. De quoi créer « une autorité légitime » , constater «  une masse gérée au niveau des pensées et des attitudes » . On appelle ça « du totalitarisme ».
Mais un totalitarisme pépère et tranquille, « parce qu’il ne vous tape pas sur la gueule et ne vous met pas en prison ». C’est juste de la télé.
Il est aussi un autre intérêt sous-entendu dans ce documentaire exceptionnel, inscrit ouvertement contre les chaînes commerciales : le projecteur tourné vers un service public qui, comme Canal +, s’est refusé à s’engager dans la voie de la télé-réalité. Quitte à perdre des parts de marché. Obligé alors de proposer une programmation différente, moins onéreuse, plus ambitieuse. La Mise à mort du travail, de Jean-Robert Viallet (écrit et produit par Christophe Nick), diffusé en novembre dernier, en première partie de soirée, en est un exemple. De fait, le service public pourrait ainsi tenir le rôle de contre-pouvoir. À vérifier… En attendant, faute d’audience, « la Ferme Célébrités », dernier produit de TF1, a été déplacée, passant de première en deuxième partie de soirée. Ce qui laisserait entendre que l’esprit grégaire ne fait pas toujours la majorité (en France). Constat rassurant, sans doute.

En ce sens, et en tout cas, le film de Christophe Nick est une invitation à la réflexion, un hymne à la désobéissance. Chez ­Stanley Milgram, ils étaient donc 62 % à se soumettre aux ordres, jusqu’au bout. Dans « Zone Xtrême », ils ont été 81 %. À ­infliger jusqu’à 460 volts.

Publié dans le dossier
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