Et moi, et moi et moi ?

Paul Pavlowitch  • 29 avril 2010 abonné·es

L’après-midi j’allais à l’enterrement de Sylvie, jeune quinquagénaire morte du sida. Il y avait du monde dans le petit cimetière, faut dire qu’à la campagne les gens prennent leur temps. Bref, tous sexagénaires à une poignée près, ils étaient là. Je les regardais, mes anciens copains ; un air de jeunesse flétrie flottait sur cette petite foule.
Pathétique ?
Déjà, il n’y a qu’à voir comment les juniors évaluent certaines de nos convictions parmi les plus fondées :
– Oui, oui, le salariat c’est comme les religions et les patries : c’est la cata.
– Ah ! Soixante-huitard le papy ?
Les proches allaient se succéder au micro installé par les croque-morts.
Sous les cyprès, un homme en noir, membre du clergé, nous entretenait du ciel qui se mérite sur ce ton onctueux-dégueulasse propre à tous les clercs lorsqu’ils nous chantent le cantique de l’autoréalisation individuelle. Les copains ne bronchaient pas. Implorant son Dieu, l’autre insistait. Nous ? Pas un mot. Michel, que je voyais de l’autre côté de la tombe ouverte, se retenait. Il n’y aurait pas eu la famille de Sylvie, il aurait foutu le prêtre au trou d’un coup de pied dans le cul. Noblesse oblige : l’ami tenait bon. Quelques autres s’ébrouaient, échangeaient des coups d’œil. ça menaçait. L’ange de la mort enfin se tut, l’assemblée se détendit.

Ils étaient comme ça, mes amis. Sans foi ni loi. Ils n’avaient pas été élevés dans « le tiède cloaque de l’identité ». L’identité ? C’était une carte pour les poulets. Voilà. Un ramassis de vaincus ? La crème de la louze ? Tolérants plutôt, oui, gens de l’orée pris de malaise
« devant l’ancienne obole chue du ciel
sur un peuple soumis à ses dieux »,
ils étaient du temps des Beatles. Leur jeunesse s’était épanouie dans une période de prospérité. Le travail ? Il y en avait tant qu’on choisissait, ce qui est bien la moindre des choses, non ? Après tout, le travail c’est dur, ça salit et pour ce que ça gratifie, autant faire l’éloge de la sieste, comme disait Nelly. Bon, il y avait quand même un futur quelque part…
Personnellement, au temps des Beatles, avant d’être nègre puis agent dans l’édition, je fus livreur d’épicerie chez Félix Potin et standardiste à SOS dépannages. À la fac du Panthéon, j’étudiais le droit grâce à une bourse d’études. Sans cette bourse, je serais encore au standard. Ensuite, j’ai été payé pour faire ce que j’aimais : m’occuper de livres. Donc rien à redire. Si, merci.

Sans doute les années soixante furent-elles indulgentes à la jeunesse de l’Ouest. Les filles et les garçons connaissaient la musique. La plupart de mes amis n’eurent pas tant de chance. L’effort peut être inévitable, il demeure un succédané de l’achèvement. Le travail n’est pas le profit. Seuls ceux qui font carrière autour du pouvoir le défendent, autant que la patrie.
Nous, la patrie – avec Travail, Pétain et cie, avec la guerre d’Indochine puis celle d’Algérie –, on avait compris, et qui a vécu ces dernières années en Europe, particulièrement en France, peut attester que le patriotisme est l’ultime réduit des scélérats. Il n’y a de patrie respectable que la plus mince : votre rue, votre quartier, votre village. ça, oui. Le reste, passons.
Et pourtant les racines ne manquaient pas. Chez nous il y en avait à foison. Mes parents ne détenaient pas une identité conventionnelle. Juive de la Baltique en fuite devant les pogroms rampants de la révolution d’Octobre puis ceux de la Pologne de l’entre-deux-guerres, ma mère aima un Monténégrin d’expression anglaise, un cosmopolite (le mot est lâché) élevé chez « l’ennemi turc ». Les jeudis de vacance scolaire, nous, les petits-enfants, goûtions la cuisine à la sauce au raifort, poissons farcis et autres mets, avec le pain noir et les concombres russes chez ma grand-mère Beïla de Riga, professeur de français née dans un shtetl lituanien, apatride jusqu’à la mort. Léon, mon grand-père, était russe. Leurs goûts les portaient vers la nourriture d’Europe du Nord-Est. Dina, ma mère, jeune fille tôt enfuie en Angleterre, nous préparait des pâtisseries anglaises et buvait du thé à longueur de journée. Mon père, lui, nous emmenait au restaurant, sinon il cuisinait méditerranéen, les dimanches. Armé du hachoir, il s’enfermait dans la cuisine, mettant le foutoir à coups répétés de châteauneuf du pape. Pâtes fraîches, boulettes de viande grillée – piémontaises ou niçoises –, pissaladières, tomates farcies, aubergines, poivrons grillés, rouleaux de feuilles de vigne, pan-bagnat, etc. Le tout à l’huile d’olive. Il nous régalait sous l’œil moqueur de sa femme. Et lorsqu’ils accueillirent un enfant vietnamien devenu mon frère de lait, afin probablement de nourrir aussi la mémoire familiale de celui-ci, nos parents nous emmenaient manger la cuisine asiatique, délice et, pour mon expérience d’enfant, fameuse variété de la nourriture des français de souche.

Voilà ce qu’étaient ma famille, nos goûts et les racines qui m’ont nourri.
Nous avons été une génération vernie. Nous n’avons pas changé le monde. Ce fut lui qui changea cet été 68 à Prague et à Varsovie. À la différence de nos enfants, que les pouvoirs désirent asservir, nous ne doutions pas qu’il y eût toujours quelque chose de passionnant à faire. Ainsi ne fut-il jamais question de viser un truc aussi avilissant, par exemple, qu’un « Business Master », fût-il américain.
Dans le petit cimetière, le soleil brillait. Les copains allaient fêter ça. Quand donc devient-on adulte ? Rassurez-vous. On peut facilement mourir avant.

Digression
Temps de lecture : 5 minutes