La logique du « produit frais »

Une poignée de films monopolisent les salles. Cette concentration du marché mine l’économie du cinéma, menaçant la création et la diversité. Comment libérer les écrans ?

Ingrid Merckx  • 13 mai 2010 abonné·es

Alice (Tim Burton) ou Independencia (Raya Martin) ? Iron Man 2 ou le docu sur les demandeurs d’asile (les Arrivants, de Claudine Bories et Patrice Chagnard) ? Le Criquet (film d’animation de Zdenek Miller) ou Téhéran (Nader T. Homayoun) ? Rares sont les spectateurs en France qui avaient le choix, début mai, entre ces six films, dont un seul (Iron Man 2) était dans sa première semaine de sortie nationale. Sauf à habiter Paris. Les spectateurs d’Aveyron, par exemple, pouvaient aller voir les deux films américains à Rodez, mais en version française. Le cinéma le plus proche jouant Téhéran était Les Carmes, à Orléans (535 km). Paradoxe : la France possède un parc de salles unique en Europe (voir encadré p. 20), mais les dix premiers films au box-office occupent 90 % des écrans. Ce n’est donc plus le fait de trouver une salle près de chez soi qui pose problème mais le nombre de films à l’affiche. Comment ­préserver la diversité ? Et qui pour la défendre ?

« Nombreuses sont les petites salles qui demandent à être classées “art et essai” (AE), souligne Geneviève Houssay, présidente du Groupement national des cinémas de recherche (GNCR). Pour des raisons économiques, puisque cela permet de bénéficier d’une aide de 8 000 à 20 000 euros par an, mais aussi pour des raisons symboliques. La France diffuse des cinématographies très différentes. Le cinéma américain y est certes dominant, mais on peut voir des films d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique. C’est rare, même en Europe ! » La cinéphilie hexagonale, pourtant, commence à avoir du plomb dans l’aile. Le nombre de salles s’est multiplié, notamment avec le développement des multiplexes, mais pas le nombre de films sur les écrans. Et le passage au numérique me­nace les salles les plus ­fragiles.

« Le problème numéro 1, c’est la concentration du marché », estime Fabienne Hanclot, déléguée générale de l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid). « On va vers un système à l’américaine, où des grands groupes monopolisent toute la chaîne : production, distribution, exploitation… », renchérit Philippe Lecocq, directeur du cinéma Studio, salle AE à Tours, où le multiplexe installé en périphérie a racheté la salle Pathé en ville. « La programmation est identique : le Mega CGR en banlieue vient “terminer” ses films en centre-ville. Quel intérêt pour les Tourangeaux ? Si le cinéma Studio n’existait pas, Godard ne passerait pas en Touraine. »

« Pour la diversité, il n’existe aucun outil de régulation en tant que tel. L’économie du cinéma est une économie de marché en passe de devenir ultralibérale, affirme Geneviève Houssay. On dit que c’est une économie très encadrée parce qu’elle repose encore sur un système solidaire, la taxe spéciale additionnelle (TSA), qui prélève 11 % sur le prix de chaque billet pour alimenter le compte de soutien de l’industrie cinématographique géré par le CNC, qui redistribue. Du coup, le cinéma américain diffusé en France, par exemple, est ponctionné pour nourrir des aides réservées au cinéma français. Mais, concernant l’offre de films, le marché est totalement libre. » Tout se négocie : l’accès aux copies, les plans de circulation des films, les contrats d’exploitation…

La diversité est donc tributaire des choix éditoriaux des programmateurs et fonction du succès de leur salle. D’où la tentation de privilégier des films qui « rapportent », y compris pour les salles municipales subventionnées avec une mission de service public, et pour les salles AE, qui se doivent de programmer des films sous ce label. Lequel n’est même pas garant de diversité. Entre 60 % et 70 % des films sont classés AE, étiquette sous ­­­la­quelle on trouve le dernier Woody Allen, le dernier Almodovar, et, exemple souvent cité, un film comme Amélie Poulain. Soit des AE « porteurs » qui dament le pion aux AE « fragiles ».

Ainsi, certaines salles peuvent se targuer d’une programmation AE et ne présenter que des films à succès sans prendre grand risque en faveur d’un cinéma de recherche ou documentaire. « 10 % des films AE font les plus gros pourcentages des salles AE », rappelle Geneviève Houssay. Conséquence : certains films, ceux que soutient l’Acid, par exemple, se voient aujourd’hui fermer l’accès à certaines grandes villes, comme Marseille. Il y a deux sortes de films : ceux qui ­profitent d’une campagne de communication massive, dont ils n’auraient pas eu besoin du fait de leur sujet ou de leur casting. Et ceux qui nécessitent un accompagnement, parce que réalisés par des inconnus et donnant matière à réflexion plus qu’à divertissement. « Le cinéma est un art et une industrie. On a toujours conservé un équilibre entre un cinéma qui rapporte et un cinéma qui coûte, rappelle Philippe Lecocq. Mais la dérégulation est en train de tout renverser. »

« On attend d’un film qu’il fasse salle comble le jour de sa sortie à la première séance, mais s’il n’a pas bénéficié d’une énorme promotion et qu’il n’est pas exposé, il ne peut pas y avoir de miracle ! », tempête Fabienne Hanclot. D’où le manifeste « Libérons les écrans ! », lancé par l’Acid en 2004 : « L’espace et la durée d’exposition des films indépendants sont aujourd’hui de plus en plus réduits, et menacés. Pourtant, ces mêmes films, s’ils sont maintenus dans la durée avec un nombre suffisant d’écrans, trouvent un public et une cohérence économique. L’extrême marginalisation d’un pan entier du cinéma met en danger l’ensemble de la ­production de films », rappelait ce texte, en demandant qu’aucun film ne puisse monopoliser plus de 10 % des écrans, soit un peu plus de 500. Avatar, de James Cameron, le film le plus cher de l’histoire du cinéma, est sorti en France le 19 décembre à près de 1 000 copies. En un mois, il avait fait plus de 10 millions d’entrées et n’a quitté le « top ten » que mi-avril, au moment de sa sortie en DVD… Un vrai rouleau compresseur : quelle place ce film a-t-il laissé à la douzaine de films sortis la même semaine et aux centaines d’autres sortis depuis ?

Avatar est même passé dans des petites salles, qui l’ont programmé pour leurs habitués, mais en VO et un mois après la sortie. « Pourquoi ne pas patienter pour voir un tel film dans sa salle et en voir d’autres en attendant ? », interroge Geneviève Houssay. En théorie, toutes les salles ont accès aux mêmes films. Mais, en pratique, les gros distributeurs proposent en priorité les plus rentables aux multiplexes, qui feront un maximum d’entrées en quelques jours. « Ils sont même payés pour en faire la publicité, tandis qu’un petit exploitant doit attendre qu’une copie se libère, payer les affiches lui-même et n’obtient de bande-annonce que s’il en reste. Comment rivaliser ? », résume Geneviève Houssay. Et faut-il rivaliser ? Certains multiplexes se mettent à programmer des films AE « porteurs » et certaines petites salles des blockbusters pour « faire du ­chiffre », cependant que les films à petit ­budget se disputent le peu d’écrans encore disponibles…

« Ce n’est pas tant qu’il y a trop de films, estime Fabienne Hanclot, même s’il y en a plus. C’est surtout que le nombre de copies a augmenté. Avec les systèmes de cartes illimitées, la rotation s’est encore accentuée pour satisfaire des multiplexes qui attendent des “produits frais” chaque mercredi. » C’est la logique du « rentable tout de suite » qui plombe les films fragiles. D’autant que frais d’édition et de promotion (affiche, bande-annonce) enflent, jusqu’à égaler parfois le budget du film. « Les petits distributeurs ne peuvent pas suivre, tranche Fabienne Hanclot. Pour faire exister un film indépendant, tout repose sur le programmateur et le bouche à oreille. » Arriver à l’affiche et y rester, c’est le seul espoir pour les films indépendants de rencontrer leur public et même, parfois, le succès. Ce fut le cas pour les Plages d’Agnès, Quand la mer monte, Little Miss Sunshine… et, dans une moindre mesure, pour les Arrivants, qui totalisait 12 000 entrées après trois semaines d’exploitation, un résultat intéressant pour un documentaire sorti sans affichage à moins de vingt copies.
« L’action culturelle n’est pas assez prise en compte par la commission Art et Essai alors que, pour bon nombre de petites salles, c’est ce qui oriente le plus leur travail », regrette Geneviève Houssay. Pour peser face aux mastodontes et faciliter l’accès aux copies, nombreuses font le choix de se regrouper, comme celles du GNCR ou de l’Association des cinémas du centre (ACC). « Le spectateur est confronté à la machine économique, soupire Fabienne Hanclot, mais jamais sa curiosité n’a été aussi importante. »

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