Un cinéma à deux vitesses

Le passage au numérique met les salles et les films en concurrence, entraînant un déséquilibre que l’État n’a pas anticipé.

Ingrid Merckx  • 13 mai 2010 abonné·es

Bien avant Avatar, Star Wars avait ouvert l’ère numérique sur les écrans en 1999. « La légèreté du support numérique peut contribuer à exposer une plus grande diversité de films ; mais la dématérialisation peut tout aussi bien servir à accroître le nombre d’écrans consacrés à un même film ou à raccourcir les délais d’exposition, et accentuer ainsi les phénomènes de concentration », prévenait Daniel Goudineau dans son rapport de 2006 intitulé l’Adieu à la pellicule ? Les enjeux de la projection numérique. Quatre ans plus tard, « alors que les grands groupes (UGC, Pathé, Gaumont, CGR…) s’équipent directement ou par l’intermédiaire d’opérateurs financiers, beaucoup de salles de cinéma (salles de proximité, associatives, municipales…) se retrouvent sans solutions pour leur passage à l’équipement numérique », résume une pétition du Groupement national des cinémas de recherche (GNCR) réclamant « Le numérique pour tous ! ».

Les parlementaires planchent sur une contribution des distributeurs, qui économisent une dépense sur les copies numériques. Mais la proposition législative ne porte pour l’heure que sur les deux premières semaines d’exploitation, réservant cette contribution aux salles qui ont accès aux sorties nationales… Vers un cinéma à deux vitesses ? La question de l’apport de cette nouvelle technologie en matière de programmation est cependant tranchée : « Si le numérique supprime les problèmes d’accès aux copies et les coûts de transport, il renforce la tendance à investir “là où ça vaut le coup” », résume Jean-Michel Gévaudan, délégué général de l’Agence pour le développement régional du cinéma. De quoi ­déséquilibrer toute l’industrie nationale.

« La numérisation des salles, telle que nous la voyons se mettre en place, va amplifier la prime à la rotation rapide des films et les difficultés pour les distributeurs indépendants à tenir les films dans la durée, voire à accéder aux écrans », avertissaient, dans une lettre à la présidente du CNC, le 8 avril, plusieurs acteurs, dont l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid), l’Association des cinéastes documentaristes, la Société des réalisateurs de films et le Syndicat des distributeurs indépendants. Qui ajoutaient : « L’arrivée des tiers investisseurs dans le monde du cinéma fait redouter la fin de l’exception culturelle. » Des organismes comme Ymagis et Arts Alliance avancent les fonds pour passer au numérique en échange de la contribution des distributeurs. « Aujourd’hui, ce sont les banques qui équipent les salles », siffle ­Fabienne Hanclot, de l’Acid. Et non un fonds de mutualisation, comme le propose notamment le GNCR, qui fonctionnerait en ­prélevant un pourcentage sur les bordereaux de recettes. « Il reste à définir les contours d’une telle taxe et sa redistribution, mais elle aurait l’avantage de permettre un financement de l’ensemble du parc de salles… »

« Les États-Unis, qui diffusent leurs films partout, ont intérêt à multiplier les copies et à œuvrer pour que tout le monde puisse les lire. Mais c’est le seul pays pour lequel une économie d’échelle se pose », précise Jean-Michel Gévaudan. « En France, le numérique n’était une nécessité ni technique ni politique », renchérit Philippe Lecocq, directeur des cinémas Studio à Tours.
« On n’en est hélas plus à décider du bien-fondé du passage au numérique, convient Geneviève Houssay, du GNCR. Il se fera. Il aurait surtout fallu l’organiser, mais tout porte à croire que ce n’était pas l’intérêt de ­l’État. » Philippe Lecocq y voit même une volonté de « faire le ménage dans les salles » en conduisant celles « qui coûtent » à fermer ou à diffuser d’autres programmes, comme des événements sportifs. Plus besoin alors d’hésiter entre deux films les soirs de match. Dans ces salles-là, ce sera foot ou rien.

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