Images irréductibles

Annie Le Brun  • 24 juin 2010 abonné·es

Il est en ce moment, place du Palais-Royal, un lanceur de bulles. Mais pas les petites bulles que, dans notre enfance, nous avons tous eu la folle joie de faire naître en jouant avec de l’eau et du savon. Non, les bulles qui s’envolent dans la lumière de ce printemps sont immenses, les plus modestes ont un à deux mètres de diamètre. À ce point que, si les passants éblouis se tiennent à distance, les tout-petits n’hésitent pas un seul instant à s’élancer pour pénétrer la merveille. Bien sûr, les bulles n’y résistent pas. N’empêche, ils se seront confondus, fût-ce une fraction de seconde, avec ce qui irise le monde. Vraisemblablement, certains en garderont le sentiment que le merveilleux est à portée de nos élans. Et peut-être même s’aventureront-ils dans les musées pour y connaître quelque chose de semblable.

Mais pénétrons-nous les tableaux ? N’était-ce pas la proximité du Louvre qui m’entraînait à le supposer ? En réalité, si un tableau nous bouleverse, c’est de s’installer en nous. Et quand Marcel Duchamp remarque que c’est le regardeur qui fait le tableau, cela vaut sans doute pour les tableaux que nous savons tenir à distance. Mais il en est qui nous désarment absolument. Ainsi, chaque être court le risque de se laisser investir par un, deux ou trois tableaux qui ne le lâcheront plus. Leur prégnance est proportionnelle à celle de l’énigme qu’ils installent dans nos forteresses vides.
La Chute d’Icare de Brueghel est pour moi une de ces images irréductibles.

Une catastrophe qui dure depuis cinq cents ans, un enfant qui sombre au milieu du plus apaisé des paysages, un exploit dont le mortel éclat n’a pas la moindre incidence sur le cours des travaux et des jours, c’est à partir de trois plumes, deux jambes et une main en train de disparaître que Brueghel a peint avec la Chute d’Icare la souveraine indifférence de ce qui est.
Formidable trompe-l’œil où le silence obstiné des choses semble autoriser
celui des êtres – bêtes ou hommes – insoucieux de tout ce qui ne participe pas de leur activité. Comme si ce silence était la matière qui rend tout équivalent, le vol de l’oiseau et la chute d’Icare, l’élan du désir et le creusement du sillon…
À ceci près que rien n’est à sa place dans ce paysage réconcilié, pas plus le laboureur brabançon travaillant au bord d’une baie méditerranéenne que le trois-mâts aux voiles gonflées sur une mer presque étale, pas plus le sujet mythologique à peine perceptible dans la simple intemporalité d’un jour ordinaire que le triomphe d’un soleil
qui ne devrait pas être à l’horizon mais au zénith.

Tout est tension dans ce tableau où, malgré les apparences, rien n’est encore joué, quand bien même îles et villes, bateaux et oiseaux, arbres et fleurs, pêcheurs et laboureurs… s’imposent d’abord en formes muettes, impropres à faire écho à la trajectoire d’un rêve qui aura été jusqu’à offusquer le soleil.
C’est néanmoins cette pesanteur du silence que l’envol d’Icare n’a pas cessé de défier, jouant contre elle la légèreté grandissante de l’être singulier. Et nous devons au génie de Brueghel de n’avoir fait tomber aucun soir sur la splendeur d’un élan dont le ciel vide est définitivement la tentation,
celle de la « mer allée au soleil ».
Je n’en aurai jamais fini avec cette éternité-là.

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