Lettre à Hiroko

Alain Ade  • 7 avril 2011 abonné·es

Il y a bien longtemps que je ne t’ai écrit. Tu n’étais plus dans mon souvenir que cette petite fiancée d’un soir, dans un Japon trempé jusqu’Ozu, de l’été 1971. Je n’étais pas à Shizuoka par hasard. À 16 ans, on ne passe pas trois semaines au pays du Soleil-Levant sans y avoir été amené par des circonstances exceptionnelles. J’étais un des vingt mille scouts que le Jamboree avait réunis au pied du mont Fuji. Je n’étais scout, à vrai dire, que pour cet événement précis. Il y avait belle lurette que les cheveux nous tombaient sur les épaules et Baden-Powell des mains. Que dans mon groupe, les Éclaireurs de France, petite lueur d’éducation populaire dans une banlieue de Rouen, entre les HLM et la forêt de Roumare, nous avions foulé aux pieds badges et foulards en hommage aux échos transatlantiques de Bob Dylan, de Simon et Garfunkel, de Georges Moustaki, d’Hugues Aufray. Que ceux qui ne comprennent pas ce mélange aillent exhumer leur guitare désaccordée, planquée dans son étui poussiéreux, du fatras de leur cave. Ils verront qu’il plane pour l’éternité, sur son palissandre rutilant, entre chevilles et chevalet, des suites d’accords que rien n’altère, for the times they’re a-changin pas tant que ça.

Au pied du mont Fuji, la pluie commença à tomber. La veille, pourtant, confiants dans le soleil radieux, nous avions escaladé la montagne sacrée. Six heures d’ascension, deux heures de descente sur une piste de ski, vierge de toute neige en cette saison. Certes, nous avions souffert du froid et d’un grésil des sommets que mon inexpérience de Normand des plaines m’avait fait affronter en short et ridicule coupe-vent. Mais des mollets volontaires avaient contrebalancé cette impréparation. Le lendemain, en revanche, puis le surlendemain, la persistance de ces averses, leur violence croissante nous embourbèrent au fil des heures dans un sol de plus en plus mou. Nous subissions un typhon. Le Japon virait éponge. Deux jours d’orages tenaces, de torrents de boue, de campement inondé amenèrent les autorités à nous évacuer vers les villes alentour. Un mort, disait-on, un seul pauvre petit mort. C’est à Shizuoka, au milieu de sa fête foraine, aux abords de son gymnase – qui nous hébergeait par dizaines, excités et rigolards –, que nos chemins se croisèrent. Hiroko, tu aimais la France et Julien Clerc, moi le Japon et tes joues sombres.

Le 11 mars 2011, quarante ans plus tard, quand j’ai commencé à regarder, dans une sidération muette, les images du tremblement de terre et du tsunami – ces villes côtières arasées et couvertes d’un magma liquide jonché de millions de détritus vomis par la vague géante, ces cargos encastrés dans les étages supérieurs d’immeubles béants, ces camions charriés comme des poissons morts au gré de courants fous dans un déferlement de chenaux sauvages –, j’ai repensé à Shizuoka. Vingt-huit mille morts et disparus, à l’heure où je t’écris, et pas une seule image de cadavre ! J’ai repensé aux pâles copies que la nature m’a fait subir de ses dangers. Une chute sur un quai vaseux de la Seine pendant un tournage, en 1986, soldée par une double fracture de la jambe. Un tremblement de terre dans la Sierra Nevada, en 1993, que je n’ai pas senti dans mon sommeil. Une dérive sur un canot dans la baie de Douarnenez, en 1978, stoppée par les marins-pompiers. Ce typhon nippon, l’été de mes 16 ans, qui ne noya que mes paires de chaussettes. Et pluie c’est tout. Petit bras, vie épargnée, je suis un Occidental sans accident.

Parfois, on se demande ce qui vous sauve d’un destin tragique. Comme nos pères, nés trop tard pour la drôle de guerre, pour la Résistance, nés trop tôt pour l’Algérie. On dirait que la nature folle a volé le droit de vie et de mort à la géopolitique. Qu’elle ne prend plus que des vies banales, paysans, ostréiculteurs, ravaudeurs de filets de pêche. On disait, à propos du tsunami du 26 décembre 2004 – 220 000 morts –, qu’une vingtaine de millions d’euros auraient suffi à installer un vaste système d’alerte dans le Pacifique. Vingt millions d’euros !
Les écarts se creusent de façon exponentielle entre l’utile et le futile. Iran, 26 décembre 2003 : 40 000 morts. Océan Indien, 26 décembre 2004 : 220 000 morts. Cachemire, 8 octobre 2005 : 75 000 morts. Haïti, 12 janvier 2010 : 230 000 morts.

Je sais, Hiroko, je m’égare. Je passe du coq à l’âne. Mon esprit charrie du détritus. J’ai dans la bouche le goût de l’eau salée, pas celui du saké. N’empêche, je me souviens que les Indiens collaient leur oreille aux rails du Pacific Express pour mesurer le temps qui les séparait de l’arrivée du cheval de fer. Ne sait-on plus écouter vibrer les sols, trembler les digues, gronder les failles dans un monde où les satellites de Ronald Reagan prétendaient scruter au mètre carré près la surface de la Terre ?

Hiroko, ici la vie est douce. J’ai quarante ans de plus que lors de notre rencontre. Je suis certain que tu es toujours de ce monde. Allez, l’eau commence à monter, soyons plus clairvoyants, admettons que bientôt nous serons submergés et que, si nous valons la peine d’être sauvés, il est temps maintenant d’apprendre à nager, car le monde et les temps changent.
Je t’embrasse. Sayonara.

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